L’altérité : un soi qui s’ignore ?

Pour cette édition du mois de mars 2022, nous nous interrogerons sur le concept d’altérité, sur ses subtilités, ses ambiguïtés, ses ambivalences, et ce, dans une perspective historique et littéraire. De Jacques Cartier aux écrits de Gabrielle Roy, d’Antonine Maillet à Bernard Assiniwi, tâchons de dénouer cette notion complexe qui, peut-être, en dira plus sur vous que sur cet autre mystérieux dont tous les aspects sont encore à définir.

Par Frédérik Dompierre-Beaulieu, journaliste multimédia et

William Pépin, chef de pupitre aux arts

Qu’est-ce que l’altérité ? Les nombreuses définitions que nous avons de ce mot peuvent certes nous éclairer, non sans toutefois apporter leur lot de problèmes. Si, par exemple, nous considérons la définition du philosophe Platon, qui procède à une distinction nette entre le même et l’autre, soulignant ainsi l’éloignement du « je par rapport au nous », il est difficile de ne pas y voir une simple opposition binaire entre deux entités a priori distinctes. L’altérité, finalement, est-ce uniquement cette idée que cet autre, c’est celui qui n’est pas soi? Cette définition, qui a le mérite d’être simple, ne reflète-t-elle pas que la surface d’une réalité bien plus complexe, voire ambiguë ? L’altérité ne peut donc qu’être extérieure à soi, dans cette instance si lointaine, si… désincarnée ? D’abord, il faut savoir que la définition de l’altérité a été réhabilitée au XXe siècle pour y intégrer « l’acceptation de l’autre en tant qu’être différent, cette acceptation se voulant base de la reconnaissance de ses droits à être lui » (Lidendle, 2021). Donc, l’altérité, plus que la simple prise de conscience de l’autre, correspond surtout à son acceptation.

Pour définir l’altérité, nous jugions intéressant de nous référer à un guide pratique rédigé dans Les concepts en sciences infirmières. Pourquoi ? Tout simplement parce que la notion de l’«autre» n’est pas qu’abstraite; elle s’incarne également au quotidien, dans divers milieux sociaux et professionnels. Parce que oui, nous pourrions détailler sur des dizaines de pages ce qu’est l’altérité par l’intermédiaire de concepts philosophiques, sociologiques et politiques. Oui, nous pourrions emprunter une quantité astronomique de définitions à gauche et à droite, pour forcer leur union dans un tout théorique abstrait, mais nous tenions à démarrer notre réflexion sur des bases, certes imparfaites, voire bancales, mais qui ont le mérite d’être claires.

Pour en finir avec la « tolérance »
Réglons un détail une bonne fois pour toutes : l’idée d’acceptation n’est en aucun cas à mettre en relation avec le concept de tolérance. Pourquoi ? Parce que la tolérance, ce n’est, ni plus ni moins, que du paternalisme camouflé, soit cette idée que l’acceptation de l’autre est conjuguée au conditionnel. Avec la tolérance vient un rapport de force inégal où l’un des deux partis est forcément coercitif ou privilégié par rapport à l’autre. La tolérance, c’est tout sauf de l’acceptation : c’est mettre sous le tapis un ressentiment susceptible de ressurgir à tout moment.

1. Le vrai visage de l’exotisme : la mise en récit des explorateurs-conquérants
En 2007, on a inclus, pour diverses raisons, les écrits de la Nouvelle-France au corpus de l’histoire de la littérature québécoise. On parle d’une cinquantaine de textes rédigés durant la  période qui couvre la « découverte » du Canada par Cartier en 1534 jusqu’au Traité de Paris par lequel la France cède le Canada aux Anglais en 1763. Le corpus se diviserait en cinq catégories : les récits de voyages et de découvertes, les histoires et descriptions du pays, les annales et chroniques, les lettres et journaux intimes ainsi que les œuvres de circonstances, ces dernières regroupant notamment les écrits de Cartier, les documents de Samuel de Champlain ou de Marc Lescarbot, les relations des Jésuites avec les correspondances de Marie de l’Incarnation, ainsi que les écrits du baron de Lahontan. Ce qui nous intéresse, dans notre réflexion, c’est cette idée de mise en récit des voyages et des dialogues en tant qu’objet littéraire, certes, mais surtout en tant qu’outil d’analyse d’une vision de l’exotisme susceptible de nous en révéler davantage sur le concept d’altérité.

Jacques Cartier © Musée national des beaux-arts du Québec

Le ravissement de Jacques Cartier
Les récits des voyages de Jacques Cartier sont intéressants en ceci qu’ils mettent des mots sur des phénomènes que l’explorateur juge nouveaux, notamment lors de sa première entrée dans le golfe du Saint-Laurent en 1534. Pour Cartier, c’est le bonheur. Tout l’émerveille,dont les fameux « ouaiseaulx » :

« Nonobstant ledit banc, noz deux barques furent à ladite isle, pour avoir des ouaiseaulx, desqueulx y a si grant numbre, que c’est une chosse increable, qui ne le voyt ; car nonobstant que ladite isle contienne environ une lieue de circunferance, en soit si tres-plaine, qu’isemble que on les ayt arimez » (Cartier, 1534). Cet enthousiasme aurait eu quelque chose d’attachant si, après avoir planté à Gaspé sa grosse croix « Vive le Roy de France », Cartier n’avait pas pris en otage les deux fils du chef autochtone Donnacona. Cette fascination de l’explorateur face à son nouvel environnement « increable » aurait de quoi attendrir si, à l’issue de son deuxième voyage en 1536, il n’avait pas imposé à Donnacona, ses deux fils ainsi qu’à sept Iroquois de l’accompagner de force en France (Dictionnaire biographique duCanada, 2021). Le ton est donné : l’exotisme, pour Cartier, est donc à géométrie variable. On choisit ce qui est digne d’intérêt et ce qui ne l’est pas. On s’accapare tout, on ne respecte rien.

L’Odyssée de Christophe Colomb : le missionnaire Zélé
Une attitude similaire est à observer du côté de Christophe Colomb, analysé par l’essayiste français Tzvetan Todorov. C’est d’ailleurs à partir de ses travaux sur l’altérité que nous bâtissons une partie de notre réflexion :« Je veux parler de la découverte que le je fait de l’autre. Le sujet est immense. À peine l’a-t-on formulé dans sa généralité qu’on le voit se subdiviser selon des catégories et dans des directions multiples, infinies. On peut découvrir les autres en soi, se rendre compte de ce qu’on n’est pas une substance homogène, et radicalement étrangère à tout ce qui n’est pas soi : je est un autre. Mais les autres sont des je aussi : des sujets comme moi, que seul mon point de vue, pour lequel tous sont là-bas et je suis seul ici, sépare et distingue vraiment de moi » (Todorov, 1991). Ici, Todorov met en lumière toute la complexité du sujet: l’homogénéité est un leurre, un mythe, et tenter de persévérer dans cette voie problématique nous amène à constater l’exemple de Christophe Colomb, pour qui l’autre n’est ni incarné ni un soi qui s’ignore. Autrement dit, l’explorateur, en peinant à accepter, voire à considérer l’autre, s’enlise dans une indifférence qui l’éloigne de ce dernier, mais surtout qui l’empêche de se voir en lui. Dans un tel état d’esprit, l’introspection, tout comme la projection, est impossible.

Faisons un pas de côté, voulez-vous? Et si nous nous demandions qui étaient réellement ces explorateurs, ces hommes traversant des océans entiers pour obtenir… pour obtenir quoi au juste? De l’épice ? De l’or ? De la renommée ? Quelles étaient donc les motivations premières de ces explorateurs-conquérants qui, mine de rien, devaient traverser, eux et leur équipage, des continents d’eau ? Dans le cas de Colomb, Todorov s’est posé  la question : « [L]a cupidité n’est pas le véritable mobile de Colon : si la richesse lui importe, c’est parce qu’elle signifie la reconnaissance de son rôle de découvreur ; mais il préférerait pour lui l’habit grossier du moine. L’or est une valeur trop humaine pour intéresser vraiment Colon […] c’est l’expansion du christianisme qui tient au cœur de Colon infiniment plus que l’or […]. La victoire universelle du christianisme, tel est le mobile qui [l’anime] » (Todorov, 1991). Ainsi, on voit que l’or n’est pas son mobile principal. Pour lui, ce qui compte vraiment, c’est la victoire d’une idée, d’un principe, d’un dogme, d’une philosophie : celle de Dieu. Colomb l’affirme lui-même dans une lettre qu’il adresse au pape Alexandre VI en février 1502 : « J’espère en Notre Seigneur pouvoir propager son saint nom et son Évangile dans l’univers » (Todorov, 1991).

Aussi louable que puisse s’avérer (a priori) sa mission évangélisatrice, nous comprendrons assez rapidement que, chez lui, les intérêts humains sont secondaires vis-à-vis de ses ambitions d’universaliser l’univers (oui, rien que ça). En gros, Dieu l’intéresse davantage que l’humain et Todorov souligne qu’il« soumet tout à un idéal extérieur et absolu (la religion chrétienne), et toute chose terrestre n’est que moyen en vue de la réalisation de cet idéal » (Todorov,1991). L’autre comme outil.

L’éventuelle réussite de sa mission évangélisatrice n’est pas la seule motivation guidant Christophe Colomb d’un bout à l’autre de la planète, motivation que l’on pourrait d’ailleurs résumer par la célèbre phrase de Philippe Pollet-Villard : « Dans un voyage ce n’est pas la destination qui compte, mais toujours le chemin parcouru, et les détours surtout. » Plus précisément, Colomb valorise le voyage, non pas pour l’expérience, le chemin parcouru ou les ami.e.s rencontré.e.s en chemin, mais bien pour la mise en récit de ce voyage, ayant « tout entrepris pour pouvoir faire des récits inouïs, comme Ulysse » (Todorov, 1991). Christophe Colomb est donc à la fois le Homère et le Ulysse de son Odyssée, dans un souci de contrôler la moindre ficelle de son histoire.

Ce parallèle avec l’Ulysse d’Homère est d’autant plus pertinent lorsque l’on réalise que Christophe Colomb croyait à l’existence des cyclopes et des sirènes, croyances répandues à l’époque (Todorov, 1991). Pour l’explorateur, le célèbre retour à Ithaque s’incarne donc dans un retour symbolique à la Terre sainte, dans la perspective d’universaliser les valeurs chrétiennes, où les prétendants de Pénélope ne sont pas chez Colomb des menaces à évincer, mais plutôt des instances négligeables, d’insignifiants petits cailloux dans sa Grande Mission évangélisatrice.

« [Christophe Colomb] ne se soucie pas de mieux comprendre les paroles de ceux qui s’adressent à lui, car il sait d’avance qu’il rencontrera cyclopes, hommes à queue et amazones […] Colon n’a rien d’un empiriste moderne : l’argument décisif est un argument d’autorité, non d’expérience. Il sait d’avance ce qu’il va trouver ; l’expérience concrète est là pour illustrer une vérité qu’on possède, non pour être interrogée, selon les règles préétablies, en vue d’une recherche de la vérité» (Todorov,1991).

La vérité lui importe si peu, au final, qu’il rejette toutes les preuves contraires à sa conviction que Cuba serait le continent de l’Asie. Alors que les habitant.e.s de Cuba affirment qu’il a bel et bien arrimé sur une île, Christophe Colomb n’hésite pas à déprécier ses interlocuteur.rice.s : « Et comme ce sont des hommes bestiaux et qui pensent que le monde entier est une île et qui ne savent pas ce que c’est que la terre ferme, et n’ont lettres ni mémoires anciens, et qu’ils ne trouvent de plaisir qu’à manger et à être avec les femmes, ils dirent que c’étaient une île… » – Journal du second voyage – . Visiblement, la rudesse de sa réponse est proportionnelle à la blessure de son égo. Nous mentionnons ci-haut l’idée de mise en récit propre à Colomb. Avec cet exemple, vous comprendrez que cette mise en récit n’implique que sa propre glorification, véritable récit autofictionnel où la vérité n’a d’égale que l’ouverture et l’écoute de l’explorateur.

Soulignons chez lui un dernier trait de caractère : le mépris. Dans sa volonté d’évangélisation-totale-et-universelle-et-inéluctable, Colomb a tendance à oublier (ou ignorer) l’idée qu’une langue différente de la sienne est une langue différente de la sienne. Ses mots ne laissent pas de place au doute :« S’il plaît à Notre Seigneur, au moment de mon départ j’en emmènerai six à Vos Altesses pour qu’ils apprennent à parler » (Todorov, 1991). Il ne veut pas apprendre aux Autochtones à parler sa langue, non : il veut leur apprendre à « parler ». Non seulement nous sommes à des années-lumière de l’idée de l’acceptation de l’autre, mais nous sommes également bien loin du concept – détestable – de tolérance. L’autre, s’il n’est pas comme moi, le deviendra.Champlain : monsieur-je-sais-tout-et-je-sais-ce-qui-est- bon-pour-tout-le-monde
Samuel de Champlain tient un discours similaire, notamment sur le plan religieux lorsqu’il relate, par exemple, une conversation avec un Autochtone qui lui dit « que [sa] croyance [est] qu’il y [a] un Dieu, un fils, une mère et le soleil, qui [sont] quatre; néanmoins, que Dieu [est] par-dessus tout, mais que le fils [est] bon et le soleil, à cause du bien qu’ils [reçoivent]; mais que la mère ne [vaut] rien et les [mange], et que le père n’[est] pas trop bon » (Beaulieu, Ouellet, 1993). Champlain ajoute : « Je lui remontrai son erreur selon notre foi, en quoi il ajouta quelque peu de créance » (Beaulieu, Ouellet, 1993). L’idée est la même que chez Colomb : il faut forcément que l’interlocuteur.rice soit dans l’erreur, sinon, comment pourrions-nous lui montrer (imposer) la seule et unique voie à suivre.?

Ce n’est pas tout, Champlain va plus loin. Non seulement il assume que ses interlocuteur.rice.s sont dans l’erreur, mais il se permet de parler à leur place quant à ce qu’il considère comme leurs désirs : « Voilà pourquoi je crois qu’il n’y a aucune loi parmi eux; ils ne savent ce que c’est adorer et prier Dieu, et vivent la plupart comme des bêtes brutes, et je crois que promptement ils seraient réduits bons chrétiens si l’on habitait leurs terres, ce qu’ils désireraient la plupart » (Beaulieu, Ouellet, 1993). Encore une fois, on façonne celui qui n’est pas soi à notre image, on dicte, on juge, on tient pour acquis, mais surtout, on n’écoute pas. C’est la violence de l’ignorance.

Dans leurs récits, les explorateurs se montrent (à des degrés variés) partisans de la conquête, de l’assimilation et de l’évangélisation des peuples autochtones. Dès lors, pouvons-nous considérer les explorateurs comme des conquérants? La plupart du temps, leurs représentations dégradantes des peuples autochtones ne sont que des prétextes pour justifier leur soumission. Ces représentations ne sont donc pas gratuites, candides : elles sont porteuses d’une motivation sournoise d’universalisation. L’idée n’est pas, avec ce texte, de simplement condamner des individus d’un temps révolu, où unepoignée de siècles nous séparent. L’idée n’est pas — certainement pas — d’appliquer une grille d’analyse propre à notre époque pour la plaquer froidement sur des situations passées sans recul ni regard critique. L’idée, c’est de se questionner quant à ce qu’est l’altérité et comment celle-ci s’incarne à travers soi et dans cette dialectique avec cet autre je. Le cas des récits de voyages est intéressant en ceci qu’ils constituent des traces de littérarité en Amérique où le rapport à l’autre est nommé, souvent inconsciemment et non sans violence. C’est un premier pas dans ce dialogue entre histoire et littérature, que l’on continuera de développer dans les pages suivantes.

L’universalisme inconscient : de Montaigne à Lahontan

Dans ses Essais, l’humaniste Michel de Montaigne met l’être humain au centre de ses réflexions. Pour lui, l’épanouissement du genre humain passe par un relativisme, c’est-à-dire (pour faire très court) par le respect de la différence dans l’idée de faire équivaloir les différents points de vue. Ça ne l’empêche pas, toutefois, de tenir un discours dégradant à l’égard des peuples autochtones : « C’est une nation […] en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique ; nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; nul contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations, qu’oisives ; nul respect de parenté, que commun ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé » (Montaigne, 1580). Cette rhétorique de l’absence entretient une double problématique : d’une part, définir les peuples autochtones par ce qu’ils ne sont pas plutôt que par ce qu’ils sont est réducteur. D’autre part, Montaigne, en dépouillant culturellement l’autre, ramène ce dernier à l’état de nature dans une perspective qui respecte peut-être les différences, mais qui n’établit par un rapport égalitaire, et ce, toujours dans l’optique d’opposer les peuples autochtones aux Européens, comme s’il n’y avait que, d’un côté, la naïveté de l’individu vivant dans les bois, dépouillé de tout vice entachant l’âme humaine et, de l’autre, la corruption et le mensonge. Cette antagonisation, même si moins cinglante que chez certain.e.s, entretient tout de même l’idée d’un universalisme inconscient en ceci que le discours primitiviste est bel et bien présent. Oui, si nous comparons ses textes aux discours et actions de Jacques « ouaiseaulx » et d’« Ulysse » Colomb, nous pouvons constater une certaine amélioration, mais le chemin à parcourir est encore long pour enfin considérer l’autre dans son entièreté et comme un égal.

Montaigne n’est d’ailleurs pas le seul à promouvoir un certain relativisme restreignant la pleine conscience de l’existence de l’autre. Louis-Armand deLom D’Arce de Lahontan (que nous appellerons plus simplement le baron de Lahontan), est sans doute l’un des exemples les plus riches que nous explorerons dans ce texte. C’est une figure connue pour son caractère contestataire à l’endroit de la civilisation européenne, et ses Dialogues, où il se met en scène en dialoguant avec un certain Adario, qu’il présente comme « un sauvage de bon sens qui a voyagé (Lahontan, 1704) ». Les Dialogues traitent de cinq thématiques : la religion, la loi, la propriété, la médecine et le mariage. La particularité de leurs échanges tient du fait que Lahontan feint de louanger la civilisation européenne pour mettre en relief ses failles et ainsi « [montrer] la supériorité de l’homme de nature » (Lahontan, 1704). Nous retrouvons donc cette même tendance que chez Montaigne à entretenir le « mythe du bon sauvage » dans une intention sans doute dénuée de malveillance, mais qui empêche toutes formes de dialogues égalitaires avec l’autre. C’est comme si, parmi tous les exemples que nous avons explorés, il n’y avait pas de juste milieu : soit on rabaisse pour se sanctifier, soit on sanctifie pour se rabaisser. Dans les deux cas, que les intentions soient guidées par un universalisme conscient ou inconscient, l’écoute — la vraie — est impossible.

Quant au baron de Lahontan, l’écrivain et professeur Réal Ouellet est clair sur la question : « Sans l’avoir inventé, Lahontan a donc réactualisé un des grands mythes de l’Occident : celui du primitif exemplaire, du Sauvage comme figure oxymorique de l’humanité, vue tour à tour comme belle et bonne, mais aussi comme mauvaise, cruelle et dégénérée. » (Ouellet, 2006).

L’exotisme, donc, ne ferait que créer des barrières. S’intéresser à l’autre sans vraiment l’écouter, ça crée un écart, une distorsion. Dans le cas du baron de Lahontan, son intérêt était d’autant plus sournois qu’il était motivé, voire utilitaire, puisque les Dialogues étaient orientés pour dénoncer la civilisation européenne. Ainsi, à l’instar de Montaigne, Lahontan ne sort pas du primitivisme, puisqu’il voit Adario comme supérieur.

Jean-Marie Apostolidès met le doigt sur la dimension utilitaire des Dialogues : « On ne perçoit pas, chez l’auteur, de recul suffisant face à son milieu d’origine ; sous le masque de l’Indien, c’est encore l’Européen qui expose ses griefs et laisse percer ses rancoeurs à l’endroit de ses compatriotes. » (Apostolidès, 1986).

Gabrielle Roy : un pont entre histoire et littérature
Les nombreux exemples d’explorateurs montrent très clairement comment l’exotisme mobilise une vision de l’autre qui n’est ni souhaitable ni équitable. Le but de ces démonstrations n’est pas non plus de juger rétroactivement cette déclinaison fort peu lumineuse et même péjorative de l’altérité en adoptant une posture propre à notre époque. Néanmoins, elles permettent de s’interroger quant à la manière dont nous appréhendons la différence. Qu’on se le dise bien franchement : l’autre sera toujours altéré par notre regard. Qu’on le veuille ou non, tous les efforts du monde ne seront suffisants pour effacer dans leur totalité les biais cognitifs qui constituent le bagage avec lequel nous devons constamment composer. Comprenez-nous bien : cela ne nous oblige aucunement à calquer les faits et gestes de ces explorateurs a posteriori peu recommandables. En prenant conscience de ces biais vis-à-vis l’autre, il est possible de se responsabiliser en évitant de trop vouloir figer les choses. C’est ce qui différencie l’ouverture de la fermeture. Plus qu’une question de volonté, il faut être prêt.e à reconnaître les différences auxquelles nous faisons face afin de nous engager dans un rapport qui sera respectueux et tourné vers l’extérieur. Même si les intentions ne sont a priori pas mauvaises, prétendre que l’humanité n’est qu’un seul grand groupe homogène et se dire aveugle aux singularités, à savoir le fait qu’au bout du compte « tout le monde est humain » n’est définitivement pas la solution. C’est même très réducteur, voire dangereux.

Plusieurs auteur.rice.s de la francophonie et de l’exil, parce qu’iels sont irrévocablement confronté.e.s à l’altérité, abordent astucieusement et délicatement ce dialogue avec l’autre comme entité distincte. C’est le cas de Gabrielle Roy, cas de figure particulièrement intéressant et facilement identifiable de la littérature franco-manitobaine. Alors que les univers mis en scène par l’écrivaine se concentrent souvent autour de ce qu’elle connaît, son recueil de nouvelles Un jardin au bout du monde la place en territoire nouveau. Plus précisément, la nouvelle Où iras-tu Sam Lee Wong? met en récit le parcours d’un migrant chinois dans l’Ouest canadien. Le passé de Roy lui a probablement grandement servi; longtemps, elle a écrit des reportages dans le cadre de son travail pour Le bulletin des agriculteurs, type d’écriture qui nécessite une bonne capacité d’écoute et d’observation, quoique l’écriture-reportage ait tendance à placer l’autre à distance. Ce n’est pas cette distance qui semble se dégager de sa nouvelle, alors qu’elle pose des questions plutôt que d’y répondre elle-même, et tend à émettre des suppositions au lieu d’assumer et de totaliser l’expérience du personnage. La ligne est mince, et Roy aurait facilement pu tomber du mauvais côté en écrivant l’histoire d’un restaurateur chinois en sol canadien. Pourtant, on y ressent un désir sincère de communiquer et de dialoguer avec l’autre :

« C’est que Sam Lee Wong est plus qu’un simple immigrant, il est le paradigme même de l’exilé et du déraciné, à la quête d’une identité à reconquérir. À travers ses multiples avatars, il incarne la solitude et la difficulté d’être en terre étrangère. En écrivant cette nouvelle, Gabrielle Roy a su rendre de façon admirable les interrogations propres à la condition de l’exilé, lui prêtant, par la technique du discours indirect libre, comme l’a bien montré Estelle Dansereau, sa propre voix, ses propres pensées, ses interrogations personnelles. Comment surmonter le silence de l’étranger, le mutisme ethnique, sinon par l’identification ? […] Gabrielle Roy abolit cette distance ethnique par le recours à des universaux tels que la solitude, le rapport de l’être au monde, le caractère intransitif de l’exil – dépouillé de ses contingences géographiques – , le sentimentd’aliénation et de dépossession de soi, etc. Parallèlement, les particularités ethniques – pays d’origine et d’arrivée des immigrants, leurs coutumes, leur folklore, leurs idiosyncrasies, etc. – font l’objet d’un discours séparé basé sur une observation documentaire et sociologique. […] Gabrielle Roy s’intéresse à la figure de l’étranger dans la mesure où en lui, à travers lui, se posent les interrogations les plus intimes de l’être humain, c’est-à-dire dans la mesure où l’étranger cesse de l’être, où nous le devenons à sa place. […] En tout état de cause, la figure de l’exilé, ethnique ou non, nous interpelle par son universalité. Car derrière chaque exilé, derrière chaque Sam LeeWong, il y a avant tout un être dans son rapport au monde.» (Chung, 2017, p. 41).

2. Ambiguïté, métissage et déchirement identitaire
Bien au-delà de la binarité que sous-tend naturellement l’altérité, dans ce rapport entre le même et l’autre, entre deux instances supposées distinctes, les tensions naissent aussi de l’intérieur. La thématique de l’identité est fréquemment exploitée au sein des littératures migrantes ou dites de l’exil, parce que les diasporas y voient là une ambiguïté tantôt angoissante, tantôt utopique. Les littératures francophones mettent au jour ces tiraillements entre terre d’accueil et terre d’origine et les métissages culturels, à savoir un sentiment de n’appartenir à aucune des deux cultures et aux deux cultures à la fois. C’est l’entre-deux identitaire.

Folklore et patrimoine
D’abord, certain.e.s écrivain.e.s manifestent un attachement indiscutable au patrimoine et à la mémoire collective. Dans cette perspective, les mises en scène du passé au sein de la littérature se présentent comme un moyen de survivre, posant ici les bases d’une écriture folklorique et régionale. Cette relation au patrimoine culturel pourrait recouvrir une fonction didactique afin d’inculquer les valeurs culturelles de la communauté, fonction motivée par une peur de l’assimilation, et, de ce fait, de la disparition. Surtout, ce désir de protéger son identité avec la littérature, comme une trace indélébile de conservation de soi, met au jour un conflit entre l’ici et l’ailleurs. Inversement, les tenants du régionalisme, dans cette optique de débat identitaire, permettent de nourrir la littérature des diasporas francophones. Dans son livre Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois : simples discours, l’écrivain Henri Lopes traite des héritages et des appartenances multiples en contextes de mouvements de la négritude et de globalisation. Il mentionne une première forme d’identité en abordant, à l’aide de son exemplification, la situation des francophonies plus largement :

« La première, mon identité originelle, me rattache aux ancêtres de ma terre natale.[…]Pour un ancien colonisé, l’identité originelle n’est jamais acquise. Nous devons chaque jour repartir à la quête de nos racines. […] J’ai dû explorer mes Afriques aussi bien dans le temps que dans l’espace. L’Africain restera longtemps semblable aux lamantins du célèbre poème de Senghor qui, la nuit, remontent le fleuve en pèlerins jusqu’à la source purificatrice et rédemptrice. Que l’on soit un pur-sang (si ce terme a un sens) ou un sang-mêlé, notre identité ne nous est pas offerte au berceau, nous devons la construire. La prise de conscience de nos identités originelles nous a fourni notre légitimité. Grâce à elle, nous avons cessé de nous exprimer d’une manière empruntée. Elle nous a permis de faire apprécier au monde un ton littéraire nouveau. Cette vague nouvelle a non seulement affecté les thèmes abordés, mais a aussi renouvelé les formes d’expressions.  Jacques Roumain, le premier en Haïti, Ahmadou Kourouma en Afrique, Édouard Glissant, Simon Schwartz-Bart, Lovelace, Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau et Gisèle Pineau aux Caraïbes ont donné une nouvelle saveur aux langues dans lesquelles ils s’exprimaient. Depuis eux, nous n’avons plus honte d’écrire avec nos accents» (Lopes, 2015, p.11-12).

Bien que la question ethnique d’Henri Lopes ne soit en aucun point comparable à celle des francophonies blanches du Canada, l’auteur soulève des réflexions et des considérations sur les effets de l’héritage culturel familial qui ne sont pas étrangères aux littératures de l’exil. Par cet appel à l’identité originelle, les écrivain.e.s font revivre les voix du passé en investissant des stéréotypes et des lieux communs de l’histoire et de la mémoire collective. C’est ainsi que le terrain de la littérature acadienne cultivera la figure d’Évangéline comme iconisation du drame de la déportation et de l’acculturation.

Évangéline © Musée acadien de l’Université de Moncton

Qui est Évangéline ?
« C’est l’histoire d’une jeune fille, Évangéline Bellefontaine, fiancée à son amant Gabriel Lajeunesse, qui sont cruellement séparés l’un de l’autre lors de la Déportation de Grand-Pré (Nouvelle-Écosse) en 1755. Le poème Evangeline, A Tale of Acadie est l’œuvre du célèbre auteur américain Henry Wadsworth Longfellow. Publié en 1847, le poème a permis de faire connaître au monde entier la tragique histoire de la Déportation des Acadiens. L’œuvre aura eu un impact sur la société acadienne ainsi que sur le monde des arts et du commerce. Les objets d’art, les arts populaires, la musique, le cinéma, le théâtre, le tourisme, les produits commerciaux ont tous eu un rôle à jouer dans la diffusion de ce poème épique. Le poème a eu des effets retentissants non seulement en Acadie et en Louisiane, mais également à travers l’Amérique du Nord et l’Europe. » (Musée acadien de l’Universitéde Moncton)

Quand l’idéalisation tourne au cauchemar
Néanmoins, la fétichisation de l’avant peut s’avérer être une pente glissante, voire un couteau à double tranchant. En effet, la dislocation et la rupture sont inévitables, puisque le retour à l’état pré-migration est impossible, sur le plan géographique, certes, mais symbolique surtout. La transformation engendrée par l’exil est irréversible, et le risque d’aliénation face à la culture d’origine se fait bel et bien sentir. Henri Lopes ne manque d’ailleurs pas de mentionner les limites de cette fameuse identité originelle.

« Le culte prononcé de l’identité culturelle, originelle, nationale ou religieuse, induit l’obscurantisme, le fondamentalisme et les politiques d’exclusion. Au lieu de restituer le passé dans sa réalité, où des zones d’ombre côtoyaient celles de lumières, elles le peignent comme un âge d’or vers lequel revenir. […] À force de rêver de nos identités et d’idéaliser l’histoire de nos communautés, nous avons transformé le présent en cauchemar. » (Lopes, 2014, p.13). 

Cauchemar. La symbolique est percutante, et elle montre bien comment une trop forte idéalisation participe d’un cloisonnement identitaire, littéraire et thématique en termes de projection vers l’avant. Comme quoi l’utopie mémorielle n’est pas toujours souhaitable, et malgré qu’elle puisse servir d’échafaudage, elle peut en fait être périmée. Ultimement, ne souhaite-t-on pas être en mesure de fonder une nouvelle identité, qui, même en contexte minoritaire, permet tant l’affirmation de sa singularité que son désir d’émancipation? La ligne du temps sur laquelle s’inscrire devrait encore être à déployer et ne devrait pas être retenue par une circularité trop contraignante et forcée. Surtout, doit-on nécessairement se mettre à distance de la pluralité et du métissage identitaire? C’est un discours que tient Herménégilde Chiasson, dans son œuvre Mourir à Scoudouc, par exemple. Ce dernier problématise les tensions entre déchirement et métissage, et encore plus celles entre une appartenance mélancolique et une ouverture à ce que l’on pourrait devenir. 

Plus encore, les littératures autochtones thématisent elles aussi les enjeux de l’identité. Prenons l’exemple de La Saga des Béothuks de Bernard Assiniwi. Le choix de la saga n’est pas anodin, il est même très justicieux: on y mêle histoire, mythe et fiction. L’auteur s’y porte à la défense des spécificités de l’identité autochtone en utilisant notamment la description pour mettre en scène un mode de vie traditionnel. Cet appel au passé rappelle les méfaits et les atrocités commis par les Blancs à leur endroit, passant en revue les faits et gestes des personnages historiques les plus célèbres et leurs actes répréhensibles passés sous silence. De cette manière, il retravaille la dialectique habituelle entre le même et l’Autre, en renversant les figures ou les distributions des « bons » et des « méchants » : il rejette un processus d’acculturation à sens unique. Au final, Assiniwi se sert de cette revisite de l’Histoire pour montrer un idéal d’individus différents qui peuvent vivre en communautés, en reconnaissant les différences et les spécificités de chacun.e.s et en les acceptant. L’auteur est très habile : la valorisation de la culture traditionnelle marque son récit et son discours historiographique plus largement, mais il ne tombe pas dans le piège du ressassement, de la glorification ou de la clôture. On y voit une charge utopique, certes, qui miroite tout de même ce à quoi l’avenir pourrait ressembler. Son récit est ouvert et laisse place à la projection : la mémoire peut être un réel tremplin vers le changement et la redéfinition d’une identité évolutive, mouvante et en constante réactualisation. Mais l’essentiel réside dans le fait que l’optimisme d’Assiniwi ne l’empêche pas de dépeindre une situation historique extrêmement sombre, à savoir un acte génocidaire long et atroce. Nier le passé n’est pas non plus la solution. Il faut savoir jouer de cette douleur et de ces constants allers-retours entre ce qui était et ce qui adviendra. Assiniwi met en relief la complexité de cette relation au passé, au déchirement et à la reconstruction. 

L’appartenance identitaire relève donc de bien plus que la nostalgie toxique : c’est aussi être capable de projeter tous les sens que l’identité pourrait recouvrir. L’adéquation des pôles est possible, et c’est là toute la richesse de ces littératures caractérisées par l’ambiguïté identitaire, par l’identité et l’altérité comme construction.

Dénouer la langue : commenter sans figer
La langue, dans cette optique d’affirmation et d’ambiguïté, de l’altérité au sein d’une même personne, est un outil permettant d’observer le phénomène plus concrètement. Les littératures de la francophonie du Canada témoignent bien de ces rapports entre langue d’origine et langue d’accueil, entre oralité et écriture. Plusieurs auteur.rice.s problématisent ces rapports au sein de leurs œuvres. On peut penser, par exemple, aux spécificités régionales, s’opposant presque frontalement à un français dit normalisé ou international. Il faut toutefois se souvenir d’une chose : le métissage n’est certainement pas un impératif lorsqu’il est question du travail de la langue. Les avenues et les approches sont multiples, et il faut plutôt concevoir ces dynamiques langagières comme une utilisation particulière et unique, mais en aucun cas obligatoire. La notion d’ambivalence doit servir de couche de fond. Il serait réducteur de soutenir une position exclusivement régionaliste et d’approcher les littératures de l’exil en gardant toujours le passé en arrière-plan. La langue peut effectivement s’inscrire dans une volonté de conservation du patrimoine culturel et historique. Même, il peut encore s’agir d’une question de survie, situation que les Québécois.e.s francophones devraient être capables d’envisager et de concevoir, comme cette situation de contexte minoritaire ne leur est pas inconnue et qu’elle semble avoir marqué au fer rouge l’imaginaire collectif. Néanmoins, la langue est aussi un vecteur d’émancipation. Ce qu’on remarque, c’est cette double posture qui nous rappelle comment ce sentiment de responsabilité face à l’avant ou à l’après n’est pas unidimensionnel. La situation est complexe, et il ne faudrait pas qu’elle se transforme en fardeau qui tendrait vers une uniformisation des dynamiques au sein des diasporas. Ces communautés et leurs écrits sont tout sauf beiges. 

Plus concrètement, donc, l’une des façons de coucher sur papier les singularités langagières réside dans le travail de l’oralité. Reprenons l’exemple de l’Acadie, où, longtemps, la tradition orale était omniprésente, en s’attardant plus spécifiquement à l’œuvre La Sagouine d’Antonine Maillet. À l’origine, les premiers fragments du texte étaient destinés à la radio. Lors de sa lecture, on remarque que l’œuvre base ses séquences descriptives sur une figure de style que les plus snobinard.e.s réduisent à une stratégie élémentaire: l’énumération. Pourtant, cette manière de délivrer le propos permet une certaine économie de la description, en montrant beaucoup avec peu. L’énumération se prête particulièrement bien au monologue et à l’anecdotique, puisqu’elle reproduit le débit de la parole et c’est pourquoi elle porte si bien l’oralité. Puis, vient s’y entremêler la figure de l’épanorthose, qui consiste à revenir sur ce qui vient d’être énoncé pour y ajouter des nuances, le ré-exposer ou même l’affaiblir: «Ah ! j’ai été jeune dans ma jeunesse, moi itou, jeune et belle, coume les autres. Ben, c’est ce qui contiont.[…] La jeunesse d’asteur sait pas ça. A’ regimbe, pis a’ renâcle, pis a’ se rebiffe. A’ sait pas ce qu’a’ veut. Nous autres je le savons. Je savons juste exactement ce que je voulions: c’est ben simple, je voulions toute. Je pouvions pas toute aouère, ben j’en voulions le plusse possible. Ah! j’étions pas du monde à nous contenter de la petite motché. Non-non-non!… Pas une motché de crêpe, ni une motché de cabane, ni une motché d’houme non plus. Non, la jeunesse, c’est point le temps des motchés. C’est le temps des grands idéals, coume le prêtre disait.» (Maillet, 1998, p. 23). Ajoutons-y ici et là des expressions locales, des mots dont la graphie colle à leur prononciation, et voilà une langue personnage aux apparences chaotiques, pourtant parfaitement symbiotique. Antonine Maillet a cependant fait l’objet de critiques, ses détracteurs l’accusant d’entretenir une vision de l’Acadie qui collerait trop au folklorisme et à l’exotisme : « Le rapport à la langue est source d’inventions, de transformations et de détournements en Acadie, mais il est aussi à l’origine de débats liés à la situation diglossique des francophones en Amérique du Nord » (Biron, 2022).  Cette approche patrimoniale ne fait ainsi pas l’unanimité. 

Quant à celui que l’on pourrait considérer comme l’un des pères de la modernité en Acadie, Herménégilde Chiasson, il illustre bien comment l’écriture peut être musicale et représenter l’oralité, tout en restant dans un registre très normatif. Effectivement, la poésie est un genre littéraire qui exige une incarnation ancrée dans le présent. On cherchera ainsi à se placer du côté de la recherche et du travail sur l’esthétisme. Ultimement, Chiasson exemplifie habilement comment il n’est pas nécessaire de s’en tenir au témoignage identitaire. Il est possible de s’affirmer Acadien.ne sans se placer dans une logique de conservation. Plutôt, c’est le mouvement qui fait toute la richesse de son écriture, qui joue d’ailleurs avec l’insaisissable et la perte pour éviter de se sentir possédé et retenu par le patrimoine. Tout n’est pas noir ou blanc, et le spectre entre la fétichisation et le rejet total est large. Rien de moins, les écrits de la francophonie canadienne constituent un corpus diversifié qui en font une littérature de l’hybridité. 

Si l’absurdité et l’exotisme crasse de certains passages des récits de voyage ont de quoi faire sourire, il n’en demeure pas moins que notre rapport à l’autre s’est complexifié avec le temps, si bien que nos biais cognitifs sont sans doute plus subtils, plus sournois qu’auparavant, d’où la nécessité d’une littérature riche et en santé pour pointer du doigt ces angles morts que nous ne saurions voir si facilement. Un panorama qui a de quoi faire tomber les masques des adeptes d’un universalisme aussi faux que prétentieux.

RÉFÉRENCES

Apostolidès, J. (1986). « L’altération du récit. Les Dialogues de Lahontan », dans Études françaises.

Assiniwi, B. (1999). La Saga des Béothuks. Actes Sud.

Biron, C. (2022). LIT-2207- Séance 5 Contexte de la littérature acadienne [Présentation PowerPoint]. Portail de l’Université Laval. https://sitescours.monportail.ulaval.ca/ena/site/module?idSite=141630&idModule=1255504&editionModule=false&idPage=3421164 

Cartier, J., Le récit de ses voyages

Champlain, S. (1993). Des Sauvages, texte présenté et annoté par Alain B. et Réal O., Éditions Typo.

Chiasson, H. (2001). Émergences-poésie. Les Éditions l’Interligne.

Chung, O. (2017). La thématique de l’exil et de l’immigration dans l’oeuvre de Gabrielle Roy, dans Revue Littératures – Université McGill.

Dictionnaire biographique du Canada. (2021). http://www.biographi.ca/fr/bio.php?id_nbr=cartier_jacques_1491_1557_1E.html (Page consultée le 17 février 2022).

Lahontan, L. (2007). Dialogues de Monsieur le baron de Lahontan et d’un sauvage dans l’Amérique. Les Éditions Desjonquières.

Lahontan, L. (1704). Les Hurons le tien et le mien.

Liendle, M. (2021). « Altérité », dans Les concepts en sciences infirmières.

Lopes, H. (2015). Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois: simples discours. Gallimard.

Maillet, A. (1998). La Sagouine. Édition BQ.

Montaigne, M. (1580). « Des cannibales », dans Les Essais. Librairie Générale Française.

Musée Acadien – Université de Moncton. Évangéline : histoire d’une collection. https://mondiapason.ca/fichiers/OutilBibliographique/#1_5_31 (Page consultée le 17 février 2022). 

Ouellet, R. (2006). « Adario. Le Sauvage philosophe de Lahontan », dans Québec français.

Roy, G. (1994). Un jardin au bout du monde. Les éditions du Boréal.

Todorov, T. (1991). La conquête de l’Amérique. La question de l’autre. Seuil.

Zerelli, L. (2001). « Cet universalisme qui n’en est pas un. À propos d’Emancipation(s) d’Ernesto Laclau », dans Revue du Mauss.

 

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