Crédit : Julie-Anne Perreault

L’invasion des mèmes géants

Cachez-vous, puis cachez vos enfants! Autrefois confiné dans les coins les plus sombres du web, le mème internet fait désormais partie de la culture populaire. Pullulant sur le fil d’actualité de plus d’un utilisateur, les mèmes ont quitté leur niche (en l’occurrence 4chan et Reddit) pour venir s’installer sur Facebook et Instagram. Lorsque ton vieil oncle bizarre partage des mèmes à connotations racistes, est-ce un signe que l’inside joke est devenue trop conventionnelle? Poser la question, c’est y répondre.

Pour m’informer sur ce médium communicationnel incompris, je me suis entretenu avec deux gestionnaires de page de mèmes sur Facebook, ainsi qu’avec Sébastien Ste-Croix Dubé, essayiste s’intéressant à la culture du divertissement.

La page Fruiter compte 145 000 abonnés et s’inscrit dans l’univers de l’humour absurde, tirant tantôt à gauche, tantôt à droite. La politique s’y retrouve plus souvent qu’autrement sans pour autant y être omniprésente. Québec solidank compte environ 15 000 abonnés et se spécialise dans l’humour politique. Comme son nom l’indique, la page se veut un mélange de propagande, de satire et d’ironie au travers des mèmes.

Un mème – c’est quoi ça ?

«À la base, un même, c’était des templates visuels (généralement les mêmes qui revenaient toujours) qui étaient réutilisés à toutes les sauces et où chaque utilisateur était invité à le décliner à sa propre façon», raconte Fruiter. Selon lui, le format actuel du médium est très loin de ses débuts : «le mème a beaucoup évolué avec le temps. La culture sur internet est quelque chose d’extrêmement vivant et qui se situe dans l’instantané surtout comparé aux médias traditionnels. Internet est un média collaboratif et bidirectionnel qui change constamment. Si je te parle d’un mème d’il y a quelques années, ce n’est vraiment pas pareil à ce qui se passe aujourd’hui. Quand on parle du mème québécois actuel, on est rendu à une image humoristique qui contient une critique sociale».

Québec solidank, quant à lui, stipule que deux choses sont nécessaires pour être considérées comme un mème internet : un référent populaire pouvant être reconnu par une majorité de gens, ainsi qu’une image qui à la base n’a pas nécessairement été créée pour la blague, mais qui peut être truquée pour le bienfait de la blague.

Sébastien Ste-Croix Dubé mentionne que le mème internet se veut quelque chose de très avant-gardiste et qu’il fonctionne de pair à pair. «Ce n’est pas les algorithmes qui les génèrent, mais c’est le partage entre individus de différentes communautés qui crée le buzz autour de celui-ci. Il est très autoréférentiel, très méta.» Il ajoute du même souffle que : «plus le référent est populaire, plus le mème a de chance de fonctionner.

Cependant, ce n’est pas le seul facteur. L’aspect humoristique n’est pas à négliger. Il faut réussir à créer un partage autour de celui-ci».

Comment ça marche ?

«On est une équipe de sept personnes divisée en deux groupes, il y a des gens qui s’occupent plus de la gestion de la page, de la ligne éditoriale et de la stratégie numérique et d’autres qui s’occupent du graphisme, de la création de mème et de la cohésion visuelle de la page», explique Fruiter. Le plus grand défi demeure de s’adapter au médium qui évolue constamment.

«Il faut choisir les bons référents qui résonnent avec les gens. On est constamment en train de se corriger et faire de la recherche par rapport à ça. On a une discussion de groupe qui sert exclusivement à parler de culture populaire, et où l’on détermine si tel ou tel référent pourrait résonner avec notre public cible. On va faire plusieurs tests et si quelque chose fonctionne c’est sûr qu’on va essayer d’étirer la sauce le plus possible», ajoute-t-il. Les codes reliés à la culture du net et le public, exigeant toujours plus d’avant-garde, posent parfois des problèmes aux gestionnaires de page.

Du côté de Québec solidank, l’affiliation politique joue un grand rôle au sein de la page : «nous sommes quelques personnes, tous militants de Québec solidaire. Cependant, seulement quatre personnes s’occupent de la gestion de la page (il faut être militant du parti pour faire partie des gestionnaires). On crée notre propre matériel, mais face à la popularité de la page, nous recevons tellement de mèmes personnels qu’une de nos tâches est de redistribuer les mèmes que l’on reçoit».

«On refuse très rarement un mème que l’on reçoit, à moins qu’il manque de référent ou qu’on soit sure qu’il ne fasse pas rire. Aussi, si le mème n’est pas une blague, mais une attaque personnelle, on ne le publiera pas. Bien que la majorité des mèmes envoyés sont pro Québec solidaire, il n’y a pas de critère qui stipule qu’il doit l’être et l’on n’hésite pas à en publier qui vont à l’encontre du parti politique», raconte Québec solidank.

Incompris ou pas ?

Lorsque questionné sur ce qui fait un bon même, Sébastien Ste-Croix Dubé répond : «Un mème qui a une fonction humoristique et qui possède un contexte et un produit culturel m’interpellant. Plus le niveau d’intertexte et d’humour est recherché, plus il est bon».

Pourtant, les raisons derrière son essor demeurent très difficiles à expliquer, même pour quelqu’un se spécialisant dans la culture du divertissement.

«Il est difficile d’évaluer pourquoi le mème résonne autant. C’est comme la culture populaire. Qu’est-ce qui devient populaire ? Pourquoi certains superhéros sont délaissés et d’autres sont aimés ? Généralement ce sont des critères de facilité d’accès, d’accessibilité, d’humour et de contexte neutre. Cependant, dans le mème, ce n’est pas un contexte neutre, puisqu’il y a toujours une critique sociale», répond l’essayiste.

Il comprend toutefois que le côté marketing/politique de ce médium peut servir comme piste de solution à l’explosion de celui-ci : «le mème est parfait pour le marketing et la politique, parce que ce sont de courts messages qui parlent énormément étant donné l’interaction créée par l’image. Il se partage et c’est sa force».

Je lui demande par la suite si les géants du marketing risquent d’accaparer le nouveau moyen de communication – phénomène déjà en branle. Il me répond : «je crois que ça va être une pratique courante au point d’épuiser les internautes. Et à ce moment-là, on passera à une autre forme de communication».

Un pouvoir communicationnel, vraiment ?

Les deux pages de mèmes furent particulièrement actives lors de la dernière élection. Certains bienpensants affirment que ces activités ne seraient pas étrangères à la montée de Québec solidaire. Impossible à prouver, mais tout de même intéressant de s’y arrêter.

Québec solidank lance à la blague : «On aime bien se targuer qu’on a fait passer la députation solidaire de trois à dix députés, malgré tout, en toute objectivité, je ne crois pas que ce ne soit que l’existence de notre page. Si ça a eu un impact sur la campagne, tant mieux. On est surtout là pour amuser les gens et les informer un peu comme la caricature 2.0».

Fruiter lui avoue carrément avoir travaillé avec le parti de gauche. «On a fait une grosse campagne avec Québec solidaire où l’on faisait la promotion de leur plateforme électorale qui a bien résonné chez les jeunes. De là à dire qu’on a eu un impact sur le vote, c’est dur à dire, mais on pense qu’on a réussi à passer certains messages en raison du fait qu’on est plus crédibles que certains annonceurs, parce que nos fans ne sont pas juste des fans, mais des militants de notre marque, ils croient en notre produit et nos valeurs».

La prudence est de mise face au crédit que l’on peut donner aux pages. Cependant, force est d’admettre qu’il y a possibilité de passer des messages qui vont trouver écho à travers le mème.

«On a nos valeurs et on ne peut pas cacher qu’on a une certaine ligne directrice. On sait où aller et où ne pas aller, mais c’est sûr qu’on résonne tellement avec les jeunes qu’on a une force de frappe massive qui nous permet facilement de passer des messages», répond Fruiter.

Québec solidank, quant à lui, espère que les mèmes auront réussi à intéresser quelqu’un à la politique. «Est-ce qu’on parle à des convaincus ou à des gens qui ne votent pas ? Je crois que pour comprendre notre page, il faut avoir une connaissance de base de la politique québécoise. Cependant, la majorité de nos mèmes essaient de passer un message et si nos mèmes font en sorte que quelqu’un qui ne votait pas et qui ne s’informait pas le fasse, on a réussi notre travail.»

Et la censure dans tout ça ?

La réponse est catégorique du côté des trois sources : oui, la censure est présente. «Il y a énormément d’autocensure et ça, c’est dû à deux choses. Premièrement, le système des réseaux sociaux qui est extrêmement restrictif, notamment Facebook et Instagram. Il y a des endroits qu’on sait qu’on ne peut pas aller parce qu’on va se faire taper sur les doigts. Deuxièmement, il y a la censure qu’on s’impose en lien avec nos valeurs. Il y a des gags qui vont moins bien passer ou qui ne seront pas bien compris», explique Fruiter.

Québec solidank abonde dans le sens de Fruiter. «Nous, étant donné qu’on est tous membres de Québec solidaire, on adhère aux valeurs d’anticolonialisme et d’antiracisme du parti, donc la censure, on la fait déjà dans nos vies. Si on voit un mème avec une connotation raciste ou sexiste par exemple, c’est sûr qu’on ne le partagera pas. Ce n’est pas une censure au niveau de l’humour, puisqu’il n’y a pas de censure au niveau des cibles et sujets choisies. C’est plutôt dans la façon de présenter le mème».

Sébastien Ste-Croix Dubé affirme quant à lui : «il y a quelques années, on voyait énormément de mème raciste, aujourd’hui on en voit moins. Je ne pense pas pour autant qu’ils soient disparus, ils sont simplement affichés dans des communautés fermées».

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