Lucide, poignante et sensible : la poésie de Julie Stanton brille une fois de plus avec Nos lendemains de feu

Publiée en juin 2021 aux Écrits des Forges, la plus récente œuvre de Julie Stanton ne pourrait pas tomber mieux, alors que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sortait en août dernier un rapport quant aux conséquences alarmantes des changements climatiques. Avec Nos lendemains de feu, l’écrivaine et poète met sa poésie au profit d’un appel à l’action qui ne laisse certainement pas indifférent, traçant habilement un portrait de l’état du monde et souhaitant plus que tout donner la parole aux jeunes générations, en qui elle investit tout son espoir. Tout en se plaçant elle-même au banc des accusés, son écriture particulièrement recherchée témoigne d’une inquiétude réelle et d’une sensibilité sans borne. Voici ce qu’elle avait à dire sur le sujet. 

Par Frédérik Dompierre-Beaulieu (elle), journaliste multimédia

Impact Campus : D’où vous est venue la nécessité d’écrire l’urgence climatique? Avez-vous toujours eu cette conscience environnementale?
Julie Stanton : Non, ça m’est arrivé. J’ai 83 ans et quand j’étais jeune, à mon adolescence et même jusqu’à un bon bout de temps, je croyais à la pérennité de la Terre. Nous autres, on vivait, les gens de ma génération, dans un quartier, dans un village, dans une ville, et on n’avait pas toutes ces informations qui se donnent actuellement partout dans le monde sur le climat, et tout ça. On n’avait pas cette ouverture sur toutes ces connaissances, alors moi je me disais que la Terre c’était éternel, il n’y avait rien qui était pour manquer. C’était ancré dans nos confiances, et puis ce n’est pas subitement, mais peu à peu, depuis une décennie peut-être, qu’on voit vraiment où c’en est rendu et que cette conscience-là a émergé. Puis, je suis devenue plus lucide, disons, face à la détérioration de notre planète et des dangers qui la menacent. Ce n’est pas comme les jeunes d’aujourd’hui, je pense à mes petits-enfants, eux ils grandissent avec ça en fait, cet inconfort-là, les dangers environnementaux et toutes ces menaces. Nous, on a grandi dans une certaine quiétude, et en avançant en âge, ça m’a pris un certain temps à réaliser toute cette dégradation de la planète. Et j’ai toujours loué des maisons pour écrire, j’en ai loué aux Îles-de-la-Madeleine, en Gaspésie, à Victoria, un peu partout. Bref, je vais à l’Isle-aux-Grues depuis une vingtaine d’années, qui est un lieu de beaucoup d’inspiration pour moi et j’y étais. J’avais fini d’écrire L’ultime lettre d’amour, le livre précédent, j’étais en train de finaliser certaines corrections, il s’en allait sous presse, et je me suis dit que j’allais prendre un temps sabbatique. On devait quitter l’île, et quelques jours avant je suis allée voir un coucher de soleil avec mon amoureux. Les nuages sont merveilleux à l’Isle-aux-Grues, c’était un très beau couché de soleil. Et là, il m’est arrivé la première phrase, donc j’ai pris un crayon, puis je l’ai écrite. C’est à peu près trois lignes, j’ai mis ça sur l’ordinateur et c’est comme ça que mon livre a commencé. Alors là, ce qu’il y avait en moi, tu le découvres, et j’ai vu en moi ce regard sur l’état du monde, sur l’état de la planète. Mots après mots, après lignes, après images, après pages, j’ai fait le tour, j’ai regardé, j’ai fait beaucoup de recherches, sur les espèces en voie de disparition, les plantes, les animaux, tout ce que je nomme en fait est vraiment confirmé par beaucoup de recherches sur Internet. Ou par exemple, par hasard il y avait un numéro de Québec Science sur les animaux emprisonnés dans les filets dans la mer, tout ça m’a nourrie et ça m’a passionnée. D’un sujet à l’autre, d’un désastre à l’autre, j’ai bâti mon intrigue comme ça finalement. 

I.C. : L’œuvre se compose de deux parties, présentant des angles d’approche bien distincts. Les visualisez-vous nécessairement en opposition, malgré les différences de point de vue, un ton accusateur en seconde partie, et ce qui semble être un clash de générations?
J.S. : Non, pas nécessairement en opposition. C’est-à-dire que je voulais vraiment donner la parole aux jeunes générations, et ça, je ne le savais pas avant de commencer, ça m’est arrivé en cours d’écriture. Mais tout ça, je ne le savais pas au départ. Enfin, peut-être un peu, car quand j’ai demandé une bourse, j’avais commencé à décider ce que je voulais faire et j’avais marqué que je voulais donner la parole aux jeunes générations, mais je ne savais pas comment. C’est déterminant de se demander comment je vais écrire ce livre, quelle forme il va prendre. Donc je voulais aussi adopter un style différent, sans ponctuation, avec le vocabulaire des jeunes, leur réalité, et ça aussi ça a demandé beaucoup de recherches. Je trouvais ça important qu’ils puissent s’exprimer et d’avoir leurs regards et leurs points de vue, leur révolte. Je ne pouvais pas passer à côté et je trouve que ça fait un bel équilibre dans le livre. Ça fait un peu d’espérance, peut-être, de voir qu’ils vont se battre. 

I.C. : Est-il trop tard, selon vous, pour atteindre une certaine communion entre générations face à cette crise climatique et au désastre humain?
J.S. : Moi je donne la chance à l’espoir, je donne la chance au bon, je donne la chance à la main tendue et je ne pense pas qu’il soit trop tard. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui ont foi en les jeunes générations, et qu’il y a quand même des jeunes qui pensent que c’est possible de faire bouger les choses, d’avoir des alliés dans leur cause. Sinon, ce serait trop désespérant. Je ne pense pas qu’il y ait un fossé à tout jamais, il y a quand même des pistes, des voies de solutions, des terrains d’entente et des prises de conscience des deux côtés, une mise en commun. Parce qu’on en voit des fois quand il y a des défilés, des manifestations, quand les jeunes descendent dans la rue, on voit des têtes blanches aussi, on voit d’autres générations qui les appuient et qui sont avec eux. Je pense qu’il y a espoir pour le dialogue, mais c’est sûr que c’est un gros travail. 

I.C. : La première partie semble vous mettre dans une position relativement passive, dans l’inaction, mentionnant entre autres un sentiment d’impuissance. Votre poésie, dans la seconde partie, investit plutôt son espoir dans les plus jeunes en leur donnant un rôle d’acteurs dynamiques. Ces deux pôles passifs/actifs que vous instaurez tracent-ils plus fidèlement un portrait de la société actuelle, où sont-ils le fruit d’une analyse personnelle, d’un sentiment d’écoanxiété qui vous est propre?
J.S. : Moi, je pense que c’est la société actuelle. J’ai lu plusieurs recensions après la publication du livre et c’est aussi ce que les commentateurs ont dit. C’est vraiment l’état actuel des choses. Et même cet espoir envers les jeunes, je leur fais confiance pour changer les choses ou aider à peut-être arrêter la locomotive. Dans la première partie, mon regard balaie large et c’est un peu désespérant. L’état du monde n’est pas lumineux. Par contre, la narratrice regarde vers l’avenir et vers les jeunes. Je trouvais ça intéressant qu’ils disent « votre vieux monde, on va en faire un autre, nous on va s’atteler à la tâche et on va s’y mettre avec vous, si c’est possible ». 

I.C. : D’ailleurs, dans la première partie, on dénote une narration au « je », s’adressant à un « tu ». Il y a donc une ouverture du dialogue. D’une part, on ressent par ce « tu » une interpellation à votre génération. D’autre part, ce pronom semble aussi porteur d’une discussion avec nous-même. Qui est-il et pour avoir adopté cette posture narrative? Pourquoi pas le « nous » ?
J.S. : Ah oui, ça je trouvais ça intéressant, parce que la narratrice se met en cause. La narratrice s’adresse à elle-même, donc j’aurais aussi pu l’écrire au « je ». Je trouvais ça intéressant le « tu », parce qu’on aurait pu écrire avec n’importe quel pronom, mais en poésie, le « tu » c’est le « je », d’une certaine façon. Tous les « tu », ce sont des « je ». Je l’ai déjà utilisé dans d’autres livres. Ça englobe la narratrice, mais ça interpelle le lecteur aussi. Il peut jouer sur deux niveaux, il peut avoir une double fonction. Il est le « je » de la narratrice qui s’accuse elle-même, qui s’inclut dans la démarche, qui s’inclut dans le discours, mais il est intéressant pour interpeller « toi ». Toi, le lecteur. C’est comme s’il y avait un autre interlocuteur. 

I.C. : Malgré une trame et un fil conducteur relativement forts, l’œuvre prend une forme fragmentaire, laissant place visuellement à beaucoup d’espace, de blancs typographiques et même à quelques illustrations. Ces choix de présentation ont-ils une importance symbolique?
J.S. : Symbolique, je ne sais pas, mais pour moi, en général, les livres de poésie ce n’est pas des poèmes séparés, c’est toujours une trame du commencement à la fin. C’est narratif, je dirais. La mise en forme est très importante pour moi, ce qui va sur la page de droite, la page de gauche, ça continue. C’est une narration, et quand j’écris, ma forme est très importante. Ce que je trouve fascinant, en poésie, c’est que je ne sais jamais exactement. Moi je n’ai jamais de plan, j’écris et je laisse le mot, qui amène l’image, l’image amène le mot, le poème, et ça m’amène à différents endroits. Avec la recherche, je peux trouver un mot qui va me faire écrire 4 pages, et je trouve très intéressant d’y aller comme ça. D’y aller avec une certaine intuition, dans ce qui est en moi et que je ne sais pas, mais qu’en écrivant, ça tisse la trame.  

I.C. : Par ailleurs, la forme brève sur chacune des pages combinée à votre poésie, ajoute, à mon humble avis, une force d’impact à la délivrance du propos. Est-ce que l’utilisation des citations dans la première partie s’inscrit dans ce même état d’esprit, ou sont-elles en appui et en renchérissement au fil de la pensée qui se développe, comme un ajout à votre propre réflexion?
J.S. : Donc il y a les premiers paragraphes, où dans le milieu il y a 5-6-8 lignes en italique, ça, ce ne sont pas des citations, c’est parce que je trouvais ça intéressant comme lecture de prendre les deux formes. Par contre, quand à l’intérieur du texte il y a quelques lignes en italique (j’en ai toujours dans tous mes livres), on peut dire que c’est de l’intertexte. Pour ces lignes, je prends une phrase, un mot, ou encore quelque chose qui appartient à un autre poète ou auteur que je fréquente ou qui nourrit mes lectures. Je trouve ça intéressant de leur lever mon chapeau. Puis, j’en ai toujours fait, de l’intertexte, en incluant là et là quelques phrases poétiques qui appartiennent à d’autres, je trouve ça important. Celui où j’en ai le plus c’est dans mon livre L’ultime lettre d’amour. J’en ai sur toutes les pages de gauche, donc une cinquantaine dans le livre. C’est celui où je m’étais fait un point d’honneur de mettre des intertextes d’auteurs de plusieurs générations, de plusieurs maisons d’édition, de plusieurs pays. C’est une façon de rendre hommage aux gens qui nous nourrissent. Et les gens aiment ça, parce que ça donne envie de lire ces auteurs-là, ça peut faire reconnaître des gens qu’on a déjà fréquentés aussi. J’aime bien ça.  

I.C. : Pourquoi avoir choisi délibérément un style d’écriture sans ponctuation dans la seconde partie? De ce que j’ai compris, c’était vraiment pour s’adapter aux générations plus jeunes?
J.S. : Oui. Je voulais leur donner ce style haletant, un peu coup de poing, qui correspond à leur génération justement. Évidemment, j’ai mis de leur vocabulaire, j’ai fait de la recherche aussi sur leurs mots. Il se trouve que ce côté-là, de ne pas mettre de ponctuation, ça a été très palpitant à écrire, parce qu’il faut que tu le lises sans ponctuation, donc il faut qu’un mot s’enchaîne à l’autre qui s’enchaîne à l’autre, etc., sans que le lecteur se dise « voyons, qu’est-ce qu’elle a voulu dire » et qu’il recommence. Il faut que ce soit fluide, mais en même temps que coup de poing, en même temps qu’avec le langage riche des jeunes. Je trouve que la ponctuation n’aurait pas fait dans cette partie-là, je trouve que ça donne une belle perception de leur état d’être et de pensée, de leur façon de parler, d’aller de façon assez ramassée, sans s’enfarger dans les fleurs du tapis. Et ils ne font pas de la littérature; quand ils parlent, ils parlent. J’aimais cette écriture hachurée si on peut dire. Et comme je dis, j’ai fait beaucoup de recherches, j’étais à l’affût quand il y avait des nouvelles à la télévision puisque j’étais en train d’écrire ça. Sur Internet, j’ai fait beaucoup de recherches en allant par mots-clés comme adolescents, espérance, projets, révolte, habillement, donc toutes sortes de mots-clés qui m’amenaient aussi beaucoup en Europe. Il y avait des entrevues, sur les jeunes, leur façon de se comporter, ça m’a beaucoup nourrie. J’adore ça! C’est fascinant où ça te mène, comme dans la première partie. Ça fait vraiment un regard panoramique sur l’état du monde. 

I.C. : Le titre en soi, Nos lendemains de feu, témoigne du « trop tard », de la course folle menée par l’insatiabilité de l’humain.e, course qu’iel ne saura gagner, course vers l’anéantissement. Comment entrevoyez-vous l’avenir pour les prochaines générations?
J.S. : Mon Dieu, l’avenir pour les prochaines générations, c’est des grosses luttes, des grosses batailles. Ça n’a pas de bon sens, le réchauffement de la planète. C’est un petit peu affolant quand on regarde ça, comme la réduction des gaz à effets de serre, il faut vraiment stopper ça. On n’a d’autre espoir que de se fier aux jeunes qui poussent et qui vont mettre des barrières, mettre un frein à ça pour qu’il se passe quelque chose. C’est un peu un grand point d’interrogation. Ce qui est décourageant, malgré tout ça, c’est quand on regarde les feux, je commence un peu vers ça aussi dans le livre, tout ce qui brûle, tout le manque d’eau, je ne comprends pas. C’est épouvantable, les décideurs, je ne sais pas quel cataclysme ça va prendre en plus de ceux qui existent déjà. 

I.C. : À propos de l’écriture en général. Considérant le fait que vous êtes une pionnière de la poésie féminine au Québec, comment concevez-vous votre pratique d’écriture en tant que femme? A-t-elle évolué au fil des années?
J.S. : Une pionnière, non, je ne dirais pas une pionnière. Avant moi, il y en a eu plusieurs, si on pense par exemple à Nicole Brossard, et à celles qui ont écrit avant moi. Mais moi, j’ai fait mon cours classique et tout, je me suis mariée à 20 ans, j’ai été mariée une quinzaine d’années, j’ai eu 4 enfants, j’ai été femme au foyer, et après mon divorce je me suis garrochée à l’université en journalisme et communication. J’ai commencé à gagner ma vie comme correspondante du Devoir en culture et toute ma vie j’ai été pigiste. J’ai écrit dans une vingtaine de revues, j’ai fait des discours, j’ai même été pigiste en rédaction. À un moment, j’ai eu un divorce très douloureux, très injuste, donc ç’a été ma révolte qui m’a amené à publier mon premier livre Je n’ai plus de cendres dans la bouche en 1980. Après, j’ai continué avec un récit qui a été comme mon best-seller qui est Ma fille comme un amante. J’ai continué à écrire. Je ne te dirais pas que je suis une pionnière, mais disons que ça été la révolte qui m’a amené à écrire : la révolte face au système de justice, deux poids deux mesures entre les femmes et les hommes, face à l’état du monde. Vraiment, dans toute mon œuvre, il y a cette part presque partout, d’indignation. Il y a beaucoup d’indignation dans mes textes, ça fait beaucoup partie de mon écriture. 

I.C. : Vous est-il arrivé de vous sentir ostracisée par rapport à vos homologues masculins et au reste de la communauté littéraire? On parlait justement du « deux poids deux mesures » entre hommes et femmes, l’avez-vous ressenti dans le monde littéraire?
J.S. : Non, pas vraiment. Mais j’ai beaucoup d’articles dans ce sens-là, on en parle souvent. Ces temps-ci, je lis aussi beaucoup d’articles comme quoi ça change, que de plus en plus de femmes sont mises en lumière. Mais avant, on a beaucoup dit que c’étaient les hommes, les hommes qui avaient les prix, les hommes qui étaient sur les jurys, au détriment des femmes. De plus en plus, comme au cinéma, les femmes commencent à s’imposer, mais c’est un long parcours. 

I.C. : Pour terminer, en tant que jeune femme étudiant la littérature et voulant s’intégrer au milieu littéraire, quel conseil me donneriez-vous, mais aussi à toutes les autres étudiantes au féminin qui veulent faire partie de ce monde?
J.S. : Moi, je pense qu’il faut publier. Il faut arriver sous la lumière. C’est aussi intéressant de participer à des concours, comme les concours de Radio-Canada par exemple. Je me fais un point d’honneur chaque année d’envoyer un récit et un poème même s’il y a 3000 personnes. Mettre une bouteille à la mer, c’est intéressant. Mais ce serait vraiment, en écriture, de publier.  C’est certainement un grand plaisir d’écrire, de découvrir. 

 

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