[CRITIQUE] Quand mourir est plus bruyant qu’écrire

[CRITIQUE] La session dernière, j’ai fait un travail sur Nelly Arcan. C’était le deuxième de mon bac, et probablement mon dernier, parce que ça me prend beaucoup. Plus la remise approchait, plus je ne pensais qu’à ça et ne parlais que de ça. Ma mère m’a dit de ne pas en faire « une affaire personnelle » que c’était « juste un travail ». Et c’était vrai, mais je ne pouvais pas travailler sur Nelly Arcan comme je le ferais pour Balzac ou pour Hubert Aquin, pour moi, c’est une affaire personnelle.

Par Emmy Lapointe, cheffe de pupitre arts

Le 25 septembre dernier, ça a fait dix ans jour pour jour, qu’on l’a retrouvée morte dans son appartement du Plateau-Mont-Royal. Tout le monde était sous le choc, mais pas surpris, je pense que c’est ça le pire. Jacques Beaudry a fait paraître aux Éditions Nota Bene en 2015 un sublime essai : Le cimetière des filles assassinées. Il raconte comment quatre femmes brillantes ont été contraintes, étouffées, mal au point de vouloir et de se faire mourir. J’ai lu le chapitre sur Arcan encore et encore. Je voulais avoir une réponse, voir où on l’avait brisée, trouver le moment où on avait décidé de la considérer d’abord comme un corps, comme un objet médiatique plutôt que comme le cerveau admirable qu’elle était.

À la sortie de Nelly (Anne Émond), la réalisatrice a tenu plusieurs entrevues dans lesquelles Arcan était mystifiée et pratiquement élevée au rang de génie. Évidemment, de son vivant, l’autrice n’a pas ou très peu bénéficié de ce genre d’éloges (impossible de ne pas penser à ses passages à Tout le monde en parle). Il aura fallu qu’elle se pende pour qu’on se mette à la lire pour de vrai.

Je pense que la meilleure façon de lui rendre justice, c’est encore de (re)lire son œuvre.

Putain, Éditions du Seuil, 2001

« Et puis je les envie de pouvoir se dire écrivains, j’aimerais les penser comme je me pense, en schtroumpfette, en putain. Mais ne vous en faites pas pour moi, j’écrirai jusqu’à grandir enfin, jusqu’à rejoindre celles que je n’ose pas lire. » (P.18)

« Ce qui me tue était là bien avant moi, en germe quelque part dans les gestes que ma mère n’a pas posés, le vide a un poids et je vous jure qu’on peut en hériter, on peut porter en soi le récit de trois siècles sans histoire, de dix générations oubliées parce qu’on n’a rien à en dire ou parce qu’il n’y aurait à dire ce qui n’a pas été fait, et moi je
n’en veux pas de cette histoire qui ne se raconte pas. » (P. 80)

« [J]e me tuerai devant vous au bout d’une corde, je ferai de ma mort une affiche qui se multipliera sur les murs, je mourrai comme on meurt au théâtre, dans le fracas des tollés […] » (P.87)

Folle, Éditions du Seuil, 2004

« Puis je me suis vue, Nelly. Malgré l’attention que tu m’avais accordée jusque-là, je suis tombée en moi-même, je t’ai glissée des mains ; le miroir m’a happée et entre nous le fil s’est rompu. » (P. 153)

À ciel ouvert, Éditions du Seuil, 2007

« Charles regardait toujours les nuages descendre sur lui, il voyait le ciel à marée haute le prendre avec lui, la rumeur de la foule et les voix étaient à présent dans les nuages qui prenaient Charles » (P. 270)

Paradis, clef en main, Éditions coups de tête, 2009

« Avec ma mère, c’est ainsi. On forme un couple comme un tronc bicéphale à sens unique : le sien, à elle. L’absence de réciprocité a toujours été notre lien le plus fort. » (P. 28)

Burqa de chair, [En ligne], 2011

« Ça n’a pas toujours été comme ça. Je n’ai pas toujours pensé comme ça. Vouloir mourir, ce n’est pas naturel tout de suite, ce n’est pas donné tout de suite à la naissance. Vouloir mourir dépend de la vie qu’on a menée. C’est une chose qui se développe et qui arrive quand on est mangé par son propre reflet dans le miroir. Se suicider, c’est refuser de se cannibaliser davantage. » (P. 37)

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