Ce silence qui ne m’appartient pas porte sans doute le nom de ma mère

Par Myriam Coté, journaliste collaboratrice

Il s’agirait de parler des mères majuscules, des mères dictionnaires. Le texte (peut-être qu’il prendrait vaguement la forme d’un dialogue) évoquerait la peur, la honte : dirait les grandes plaques de tôles enfoncées par amour dans ma gorge. Il faudrait le titrer de manière équivoque et citer, après le premier paragraphe (qui somme toute serait assez court), quelque ouvrage théorique : brouiller les pistes.

Dans un entretien accordé à Thérèse Dumouchel et Marie-Madeleine Raoult des Éditions de la Pleine Lune, Luce Irigaray suggérait en 1981 que « si les mères pouvaient être des femmes, il y aurait tout un mode de relation de parole désirante entre fille et mère… qui remanierait complètement la langue qui se parle maintenant ». Contre l’ordre patriarcal et son discours hégémonique, l’établissement avec nos mères « d’un rapport de réciprocité de femme à femme, où elles pourraient aussi éventuellement se sentir nos filles » faciliterait l’émancipation de l’autorité du père (que celle-ci soit réelle ou symbolique), en plus de faire advenir des formes inédites du dire dans une logique textuelle qui leur a toujours été austère.

Si l’entretien en question date d’une quarantaine d’années, l’idée n’est pas étrangère aux écrits ultérieurs de la théoricienne, pas plus qu’elle n’est allochtone à la recherche littéraire contemporaine. À cet effet, on ferait bien de noter que Lori Saint-Martin consacrait il y a un peu plus de vingt ans tout un ouvrage à la triade mère-fille-écriture, ouvrage qu’elle titre Le nom de la mère et dont les premières lignes ont tôt fait de nous rappeler que pendant que « le nom du père… tout le monde le connaît », « celui de la mère est inconnu ». De nom à elle, explique encore Saint-Martin, la mère « n’en a pas » : davantage, elle n’en a jamais eu.

Il s’agirait de parler de la mère (la mienne), de dire qu’elle ne me laisse pas l’appeler par son prénom. Le texte (serait-ce la préface parfaite pour un livre de recettes?) dirait la peau sèche de celles qui s’épuisent, les mains rondes sur les ventres : celles qui très tôt apprennent aux jeunes filles à mettre la table, à faire la vaisselle dans l’appartement des amants pour qu’ils oublient que j’existe. 

Quatre ou cinq lignes avant son retour à la théorie, le texte échapperait quelque pronom personnel, égarerait la neutralité. Le cas échéant, il devrait prendre son pouls : se séparer encore du sujet de l’énonciation. Pour mieux lui revenir?

Question de clarifier cette amorce, on pourrait retracer dans un premier temps le paradoxe bien connu de la femme ayant pour nom de jeune fille celui de son père, un nom auquel elle ne pourra jamais substituer que celui d’un autre homme – les noms de la famille n’étant peut-être que cela, semble vouloir nous dire Saint-Martin : des noms d’homme transmis puis perdus de mère en fille. 

Mais cette carence qu’adresse l’autrice en début d’ouvrage (un défaut nominal, je le répète, qui serait propre au maternel) met également en évidence dans l’allégorique tout le drame qui guette dans une société patriarcale les relations mères-filles. Ainsi, pour Saint-Martin (comme pour Irigaray avant elle), ni les mères ni les filles ne sauraient spontanément comment s’adresser les unes aux autres : anonymes, elles ne communiqueraient que de manière hésitante, et par le biais toujours d’un troisième terme (ici l’époux ou le père, quand il ne s’agit pas de la loi qui les devance l’un et l’autre et qu’ils finissent, la plupart du temps, par reconduire). 

Pourtant. Bien que défaillant, ce lien à la mère en tant que sujet désirant semble constituer un des prétextes les plus courants à l’écrit féminin – aussi Daria Colonna écrivait-elle l’année dernière que « la main de la mère, c’est le début de l’écriture » et encore que « ce sont les mains des mères qui font écrire leurs filles ». Au sujet de sa propre mère, Saint-Martin conviendra d’ailleurs dans un récit autobiographique qui n’a pas encore deux ans : « Il y a longtemps que je sais que ma vie est issue de son ambition frustrée, de l’ambition qu’elle a injectée dans mes veines comme un poison ou son antidote…. N’est-ce pas sa main, plutôt que la mienne, qui a écrit mon destin? Le vide de ma mère a rempli ma vie. »

Il s’agirait de se demander comment faire, quand de mère en fille on a appris à ne pas faire de bruit. Comment écrire quand je n’ai pas été la sienne, à peine celle de mon père (que font les filles patriarcales sinon s’engendrer elles-mêmes; que font les filles qu’on viole sinon se fendre selon leurs propres termes).

Peut-être faudrait-il dire (mais qu’est-ce que cela voudrait dire?) que dans le discours, les amants auxquels je retourne bégaient ou hésitent (ce que la Mère ne fait jamais : la mère se corrige, elle est toujours correctrice de quelque chose).

En principe, le texte devrait incarner cette impossibilité ou ce paradoxe : pour dire la mère, pour la dire vraiment, il faut la trahir. Pour dire ma mère, il faut me réclamer de l’hésitation qu’elle m’a refusée : oublier dans quel sens j’écris, dans quelle direction; écrire comme on cherche à tâtons.

Ce texte qui n’en est pas un pourrait se terminer sur une autre citation de Saint-Martin, citation qui en expliquerait en partie le titre : « la fatigue de la mère atteint très vite la fille… conditionne chacun de ses gestes… au mutisme de la fille correspond celui de la mère ». 

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