Enfermez les mots, et ils sortiront par la fenêtre

Née en anglais, mais se sentant vite mourir, Lori Saint-Martin s’est elle-même transplantée dans une langue qui lui semblait plus sienne : le français. Pour qui je me prends retrace le quasi pèlerinage linguistique de son autrice, des liens déchirés à ceux recousus.

Par Emmy Lapointe, cheffe de pupitre arts

Avant
9 mars. Je rencontre Lori Saint-Martin à 13h dans un café de Saint-Roch. J’ai un cours jusqu’à midi, j’irai la rejoindre juste après. Je me suis levée un peu plus tôt qu’à l’habitude, j’ai pris une douche plus longue aussi. Tout ça, c’était pour pratiquer mes questions. Je ne sais pas c’est ma combientième entrevue de l’année, mais j’ai l’impression que c’est la première. Parce que Lori Saint- Martin, c’est un gros nom des études féministes littéraires au Québec. Je l’ai lue beaucoup, je l’ai citée dans plusieurs de mes travaux, mais je n’ai aucune idée à quoi elle ressemble. Jusqu’à maintenant, elle est pour moi un nom, une voix littéraire et intellectuelle, et ça m’a toujours semblé amplement suffisant.

Je suis un peu stressée, elle pourrait me trouver impertinente, imposteur. Je ne sais pas, j’ai peur qu’elle me dise un truc du genre : « visiblement, vous n’avez rien compris au livre ». Et c’est ça qui me blesserait le plus, parce que j’ai l’impression de l’avoir globalement saisi, pire encore, j’ai eu la sensation de me reconnaître, mais de manière inverse, à la façon d’un négatif de photo.

Je me rends à la rencontre, je suis un peu d’avance. Je commande un thé trop cher et qui, je sais, sera trop infusé. En attendant mon thé amer, je google son nom pour voir à quoi elle ressemble. Je regarde autour, je ne crois pas qu’elle soit encore là. Je reçois mon breuvage, je vais m’assoir, je mets le livre en évidence sur la table pour qu’elle me reconnaisse en arrivant.

Après
Elle est arrivée à l’heure, mais ça ne m’aurait pas dérangé qu’elle ne le soit pas. Tout s’est bien passé, vraiment. Ça a duré un peu plus de 40 minutes, mais évidemment, ça m’a paru plus court. Je suis retournée chez moi. J’ai ouvert mon cahier en velours avec sur le dessus la constellation du gémeaux (oui, 30 $ pour ça), et j’ai pris des notes en réécoutant l’entrevue. Ma main allait vite, ma tête aussi. Ce sont des moments comme ça qui rassurent mon rapport à la littérature, parce que oui, j’ai toujours besoin de réassurance.

C’est con, parce que je peux probablement compter sur mes doigts le nombre de fois où j’ai dû me justifier auprès de quelqu’un à propos de mon choix d’études. La seule personne qui continue de m’obstiner, c’est moi. J’ai une tête de béton, je suis difficile à convaincre, même quand il est question de mes propres intérêts. Bref, je ne sais pas si Lori Saint-Martin lira mon texte, surtout qu’il s’étire, mais si elle le fait, je voudrais qu’elle sache que cette journée- là, elle a non seulement colmaté une de mes fuites de confiance à l’égard de la littérature, mais qu’en plus, elle aura sans doute achevé le tableau que je me fais de ma propre identité linguistique.

Le français, l’anglais, c’est pas une raison pour se faire mal
Mon père ne sera pas tout à fait d’accord avec ce que je vais dire ici, mais ça, c’est juste parce qu’on n’a pas les yeux du même bord de la scène.

J’ai commencé à haïr l’anglais, j’avais quatre ans. C’est jeune ça, pour haïr quelque chose. J’allais dans un CPE, L’Imaginaire que ça s’appelait. Je m’éclatais vraiment il me semble. Puis, un jour, mon père a décidé que j’allais m’ouvrir plus de portes plus tard, que j’allais apprendre l’anglais. Et ces portes-là, on allait commencer à les ouvrir tout de suite, pas le temps de niaiser. Je ne pense pas que ce soit mal, moi aussi si j’avais des enfants, je voudrais qu’ils vivent dans un endroit sans mur, sans porte, quelques fenêtres ouvertes tout au plus. C’est seulement qu’à quatre ans, je n’étais pas down de passer mes jeudis et vendredis dans une garderie anglophone, mais c’est quand même ce que j’allais devoir faire jusqu’à ma rentrée à la maternelle.

Je suis rentrée au primaire, à l’école francophone, parce que pas de parent anglophone. Chez mon père, je n’avais le droit qu’à une émission par jour en français, le reste du temps, ça devait être en anglais, les films aussi. Le point positif, même si ce n’était probablement pas l’effet escompté, je n’écoutais presque pas la télé, j’étais trop boquée pour ça. L’été, j’allais dans des camps de jour anglophones, et au secondaire, je suis allée dans un programme « enrichi ». Il était encore question de « plus de portes ouvertes ». Quand je demandais à mon père c’était quoi ces portes ouvertes-là, il me disait que ce serait utile pour voyager, dans mon travail aussi plus tard.

Je trouvais l’argument du voyage un peu taré. Je ne voulais pas parler anglais en visitant des pays dont ce n’était pas une des langues officielles. Je trouvais déjà que c’était une langue affreuse, je n’allais certainement pas l’utiliser là où elle n’allait pas. Et pour ce qui est du travail, j’étais un peu de mauvaise foi. J’étais catégorique sur le fait que ça ne me serait pas utile : je voulais aller en droit et me spécialiser en droit civil, parce que justement, il n’était pas pratiqué dans le reste du Canada.

Visiblement, j’ai fini par aller en littérature, mais ça, c’était vraiment par intérêt (pour quelles autres raisons pourrions-nous choisir ça ?). Je l’ai fait par amour pour ma langue, pas contre une autre. En fait, je pense que c’est comme ça que j’ai commencé à apprécier l’anglais. Par l’art, par le jeu. Et c’est comme ça que ça aurait dû être depuis le début, ça devrait toujours être comme ça apprendre, parce qu’on le veut, pas parce qu’on le doit.

Je n’en veux pas à mon père, il a fait tout ça par amour, pour que je sois le plus outillée possible, et je ne pense pas qu’il m’en veuille non plus d’avoir eu une tête aussi dure. Seulement, si c’était à refaire, ce serait peut-être différent.

Les mots qui réparent
Je dirais que mon pont vers l’anglais s’est construit en deux phases qui se sont ouvertes avec un cours de sociolinguistique que j’ai eu en première année de bac, et qui se sont peut-être terminées (même si ça ne se termine jamais vraiment) avec la lecture de Pour qui je me prends.

Le cours de sociolinguistique était dédié au français au Québec. Je pense que comme le cours de premiers soins, tout le monde devrait le suivre. Ça a mis des mots sur ce qui n’était que de vagues impressions. J’ai su que je souffrais d’insécurité culturelle et linguistique, que lentement, insidieusement, j’avais intériorisé un sentiment d’illégitimité. D’un côté, le français n’était pas la bonne langue et de l’autre, mon français n’était pas le bon. Et bien que ma « blessure culturelle » n’ait rien à voir avec celles de d’autres opprimés, parce qu’évidemment elle ne s’était pas tranchée de la même violence, je devais quand même la nommer pour qu’elle cicatrise.

J’ai compris pourquoi j’avais haïs, et c’est un peu cliché au final. J’imagine qu’on hait souvent les autres non pas à cause de ce qu’ils sont, mais plutôt à cause de ce que nous on n’est pas. Et ce n’était que ça : la peur de ne pas suffire.

Je ne sais si les Mathieu Bock-Côté de ce monde ont conscience de tout ça, s’ils comprennent que se complaire dans une pseudo identité québécoise exclusive et figée dans le temps ne mènera jamais ailleurs qu’à l’incompréhension de l’autre, et que cet autre, au final, c’est tout le monde. Et que par ailleurs, à force d’encenser une langue, de lui imposer une essence, une immuabilité, ils la tueront. Parce qu’une langue qui ne change plus est une langue morte.

Je ne sais pas pourquoi je personnifie mon cours de sociolinguistique plutôt que de parler de celle qui me l’a enseigné. C’est Christine Portelance qui l’a fait, une brillante linguiste et formidable professeure. Et je pense que la chose la plus importante qu’elle m’ait enseignée, c’est la présence quasi infinie de ponts entre les langues. Tous ces mots, ces réalités et ces expériences empruntés, puis tellement partagés qu’il en devient difficile de déceler à qui ils appartiennent, parce qu’ils n’appartiennent tout simplement pas. Ils sont libres, ils le sont tous, et bien qu’ils soient arbitrairement choisis, ils ne sont à personne. Ils sont peut-être la seule chose que nous ayons créée qui puisse être transmise sans être possédée.

Toujours des portes
Mon père m’a toujours parlé de portes. Il avait raison sur leur existence, mais il avait tort à propos de ce sur quoi elles s’ouvraient. Moi aussi j’ai eu tort en les niant. J’aurais dû tenter de les trouver, de les ouvrir une à une, elles auraient sans doute fini par tomber.

Lori Saint-Martin, elle aussi, m’a parlé de portes et que si nous n’en trouvions pas, il fallait faire « sauter le mur ». Parce que les langues ne devraient servir qu’à ça : faire des allers-retours entre soi et les autres.

Quelques autres sorties littéraires

David Foster Wallace et les pouvoirs de la littérature ‒ Simon Brousseau Essai – Nota Bene – février 2020 – 26,95 $

Légendes d’un peuple : tome VI ‒ Alexandre Belliard Histoire/contes – Septentrion – février 2020 – 19,95 $

L’Évangile selon Bergman ‒ Yves Vaillancourt Essai – Presses de l’Université Laval –
17 décembre 2019 – 24,95 $

Perdre la maison. Essai sur l’art et le deuil de l’espace habité ‒ Anouk Sugàr
Essai – Varia – mars 2020 – 23,95 $

Arts, entre libertés et scandales ‒ Sous la direction de Julie Paquette, Emmanuelle Sirois et Ève Lamoureux Études de cas – Nota Bene – mars 2020 – 29,95 $

 

 

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