Retour sur Québec en toutes lettres

Par Frédérik Dompierre-Beaulieu (elle), cheffe de pupitre aux arts et Florence Bordeleau-Gagné, journaliste multiplateforme

Investir l’espace et le territoire : nouvelles coordonnées narratives des arts littéraires

Le 20 octobre dernier se tenait, à la Maison de la littérature, la journée d’étude « Investir l’espace et le territoire : nouvelles coordonnées narratives des arts littéraires ». Sous l’organisation de René Audet et de Corentin Lahouste, en partenariat avec le festival Québec en toutes lettres et le Laboratoire Ex situ (U. Laval), cette rencontre était l’occasion d’échanger sur les « rapports des arts littéraires avec l’espace et le territoire », ces pratiques littéraires se déployant en dehors du livre canonique. Cet article récapitulatif, mais non exhaustif, se veut un bref aperçu des communications de la journée auxquelles j’ai assisté et saura, je l’espère, vous éclairer quant aux enjeux qu’elles auront soulevés.

« Nous formulons l’hypothèse que cette dimension spatiale participe étroitement d’un recours à la narrativité pour faire se déployer des représentations topographiques du monde, des imaginaires, des façons alternatives d’habiter le réel. Que dire de la performativité singulière des arts littéraires, lorsque ces œuvres créent ou occupent des espaces qui ne sont pas d’emblée associés à la pratique littéraire ? Comment leurs formes et modalités publicationnelles innovantes convient-elles le récit littéraire dans de nouveaux horizons et espaces d’expression ? Quelles dispositions et quels dispositifs narratifs singuliers certaines d’entre elles font-elles émerger, en réaménageant les liens entre structure textuelle, spatialité et interfaces médiatiques ? »

Magali Nachtergael (U. Bordeaux-Montaigne) entamait la journée avec sa présentation « Promenades littéraires : arts et détournements de la visite guidée », dans laquelle elle abordait la notion de promenade littéraire. Celle-ci serait en effet une manière de valoriser un territoire, permettant, par le biais des manifestations littéraires et du détournement de la visite touristique classique, de rendre davantage visible un patrimoine. En amenant la littérature du côté du spectacle, du loisir et de l’immersion, c’est toute une atmosphère littéraire qui est déployée, le caractère localisé des performances et des promenades soulevant d’autant plus l’importance de la spatialisation au sein de ce format littéraire particulier. La visée est double : intégrer l’art à la vie et au réel ainsi que redonner une attractivité au territoire lui-même, dans certains cas, en plus de faire des visiteur.euses une partie intégrante du dispositif littéraire.

Marie-Ève Bradette (U. Laval), quant à elle, poursuivait avec « Pour une (re)cartographie narrative, autochtone et féministe du territoire urbain : une analyse de Marguerite, la pierre d’Émilie Monnet ». Sa présentation portait principalement sur un parcours sonore lié à l’œuvre de Monnet, parcours qui rendrait possible une réinscription et un repositionnement des corps racisés et féminins sur le territoire de Montréal, ébranlant en ce sens l’histoire dominante et les géographies coloniales qui délimitent encore à ce jour les espaces montréalais, québécois et canadiens et qui participent au contrôle des corps. Cette déambulation procèderait d’une recartographie, pour reprendre les mots de Marie-Ève Bradette, et rendrait à la fois possible un croisement du territoire réel et mémoriel et une reconstruction par un acte d’imagination narratif, décolonial et féministe. Au final, le parcours donne à voir et à entendre les conséquences du colonialisme, mais invite surtout à prendre conscience de la longue histoire de résistance autochtone au féminin, à refaire et produire un savoir spatial par cette attention à l’espace, à la géographie et au déplacement.

Convoquant toujours cet aspect sonore de la littérature et de la narrativité, Caroline Loranger (UQTR) poursuivait avec « Explorations sonores et sensorielles de l’espace dans le balado littéraire québécois ». Expérience immersive, les balados ont recours au son afin de pallier à l’absence de dimension visuelle et de favoriser la création d’images mentales auprès de l’auditoire, bien que d’autres contenus n’aient pas besoin de ce recours aux images au sein même du discours : on explore l’espace, le territoire et la nature par le biais de l’ouïe. Le son, vous l’aurez compris, est d’une importance capitale. Le placer au centre de l’œuvre et des balados contemporains, c’est procéder d’une mise en récit sonore, permettant non seulement des effets de réels, mais aussi de raconter par l’intermédiaire d’un sens souvent laissé pour compte, par une acoustique du territoire et une configuration spécifique du rapport à l’invisible.

Pour terminer, William Pépin (U. Laval), présentait « Repenser le territoire littéraire : une approche géopoétique du projet transmédia L’Île inventée », une œuvre collaborative, à dimension cƒollective et à plusieurs incarnations. D’ailleurs ancien collègue de travail et actuel camarade de classe (coucou!), William Pépin tentait de faire état de cette constellation médiatique que représente le vaste projet de L’Île inventée, dont le rapport au territoire et l’organisation s’avèrent particulièrement complexes. S’articulant d’une part autour d’une géopoétique en tissant des liens entre la création, l’univers fictionnel mis en place, notre rapport au monde, le mouvement et le déplacement, l’œuvre est, d’autre part, marquée par l’hybridité. On y retrouve un entrelacement des disciplines, certes, mais aussi une coexistence d’éléments à première vue hétérogènes, ainsi qu’une interrelation entre la réalité et la fiction. Il y a un brouillage des frontières, par exemple, entre les écrivain.es réel.les et les écrivain.es et les personnages fictifs. Par ailleurs, les diverses incarnations de l’œuvre permettent de reconstituer le territoire, d’autant plus par la posture qu’adoptent les personnages quant à leur environnement. William Pépin mentionne, en ce sens, l’appel du dehors, référant à cette expérience sur le terrain, cette multiplicité des espaces se laissant découvrir par un espace qui peut lui être empirique.

Littérature, mémoire et politique

Animée par le bibliothécaire de l’Assemblée nationale Alexandre Laflamme, la table ronde « Littérature, mémoire et politique » rassemblait trois figures bien connues de la scène littéraire québécoise. Étaient en effet présent.es Jonathan Livernois, professeur de littérature à l’Université Laval, mais aussi essayiste (Entre deux feux : parlementarisme et lettres au Québec [2021], Godin [2023]), Marie-Hélène Voyer, poète et essayiste (Expo Habitat [2018], L’habitude des ruines [2021], Mouron des champs [2022]), et Louis Hamelin, chroniqueur au Devoir et romancier (La constellation du lynx [2010], Les crépuscules de la Yellowstone [2020], Un lac le matin [2023]).

Les panélistes et l’animateur à l’Assemblée nationale. Photo : Québec en toutes lettres

À cause de la Covid (eh oui, ça existe encore, ça!), Louis Hamelin n’était présent qu’en virtuel à l’Assemblée nationale, où se tenait l’évènement. Cette demi absence n’a pas tellement nuit au rythme de la conversation entre les invité.es, qui ont tous.tes, à leur manière, entretenu la relation entre politique et littérature. Pour Jonathan Livernois, c’est en étudiant ces liens et en les partageant à ses étudiant.es en classe ou au large public, par ses essais ; fin connaisseur de Maurice Duplessis, qui fut un homme de lettres – malgré les accusations que l’on peut porter envers son règne de premier ministre –, il a aussi récemment publié une biographie intellectuelle du poète et ancien ministre péquiste de l’immigration Gérald Godin. Marie-Hélène Voyer, elle, bien que se tenant loin de la scène politique concrète, écrit des recueils de poésie racontant les paysages québécois ruraux de son enfance, ce qui conduit indirectement à leur attribuer une forme de valeur esthétique, ou au moins à les désinvisibiliser de la sphère publique. « Y a-t-il vraiment une littérature désengagée, de toute façon ? », relève-t-elle. Son essai paru chez Lux, L’habitude des ruines, bien que ne se positionnant pas ouvertement comme militant, s’inscrit dans une démarche de sensibilisation à la conservation du patrimoine bâti en campagne, au détriment des constructions neuves qui n’ont aucun égard pour l’harmonie visuelle du paysage rural québécois. Par son travail historique, Louis Hamelin quant à lui fait revivre des endroits et des époques (ou des évènements politiques marquants, comme la Crise d’Octobre dans La constellation du lynx, qu’il revisite d’un œil journalistique critique), cherchant dit-il à mythifier les lieux pour les rendre plus vivants (si paradoxal cela puisse-t-il sembler) et importants dans le cœur et l’esprit des gens.

Cette table ronde, qui a donc permis une brève incursion dans les nombreux visages que peut prendre la rencontre entre lettres et politique, nous a laissé.es sur une question d’actualité : « que penser de Legault et de ses recommandations littéraires? » « C’est très intéressant, et mérite d’être suivi de près », si l’on se fie à Livernois, qui semblait bien intrigué de voir ce qui allait émerger, à long terme, des petits sauts du premier ministre caquiste dans la littérature québécoise. Simple produit local à promouvoir, au même titre que des tomates bio cultivées à Lotbinière, pour servir le développement de l’identité nationale québécoise ?

Territoires littéraires, réels et intangibles

La salle de la Maison de la littérature était bien remplie pour cette table ronde durant laquelle la discussion entre les invité.es allait bon train, animée avec assurance par la poète Vanessa Bell.

De gauche à droite : Frédérick Lavoie, Julie Kurtness, Marie-Hélène Voyer, Vanessa Bell et Gabrielle Filteau-Chiba Photo : Québec en toutes lettres

Sur scène se trouvaient donc avec l’animatrice quatre auteur.ices pour discuter, entre autres, de leurs plus récentes publications qui gravitent toutes autour du thème de la nature, voire de l’écologie : Marie-Hélène Voyer (voir ci-haut), Frédérick Lavoie (Troubler les eaux, La Peuplade), Gabrielle Filteau-Chiba (Hexa, XYZ), et Julie Kurtness (Aquarium, L’instant même). Avec ce panel presque exclusivement féminin, des thèmes comme l’écoféminisme (pour les néophytes : l’écoféminisme soutient « qu’il y a des similitudes et des causes communes aux comportements de domination et d’oppression des femmes, et aux comportements qui contribuent au saccage environnemental. En fait, les femmes comme la nature sont victimes de la domination masculine. Ainsi, pour qu’une révolution écologiste ait lieu, il faut absolument qu’une révolution féministe ait aussi lieu afin de contrer le système de domination du patriarcat sur la nature et les femmes » [Simard, A-A., 2021, paragr. 2]) ont été abordés. Si Gabrielle Filteau-Chiba semblait accepter cette étiquette avec enthousiasme, les autres semblaient un peu plus indifférentes. Frédérick Lavoie a quant à lui mentionné les évolutions du titre de son livre, qui témoignent d’une réflexion écologiste très consciente des enjeux de domination : « Au début, je pensais intituler ce texte Dompter les eaux. Avec le temps, je me suis rendu compte que c’était beaucoup plus compliqué que ça, et que ce n’était pas vraiment l’objectif… »

 

 

Références

Simard, A-A. (2021, 5 mars). Qu’est-ce que l’écoféminisme? Nature Québec. https://naturequebec.org/ecofeminisme/

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