La naissance du slasher

Mon collègue et ami, William Pépin, et moi partageons bon nombre d’intérêts un peu éparses : les bières pas de microbrasserie, Harry Potter, Réjean Ducharme, regarder dans les appartements d’inconnu.es et le cinéma d’horreur. À défaut de pouvoir faire un photoreportage sur les salons de nos voisin.nes, on a décidé de se retaper pour une énième fois plusieurs slashers et de retracer l’évolution du genre. Premier article d’une série de trois.

Par Emmy Lapointe, cheffe de pupitre aux arts

 

Le cinéma de franchise ou l’art de faire le même film
Le cinéma de franchise se déploie comme aucun autre cinéma à partir de la fin des années 70. Pour le réalisateur John Carpenter, aller voir des sequels, prequels, reboots, alouette, c’est toujours aller voir le même film. Et selon lui, c’est ce que les gens veulent, parce qu’ils comprennent les codes et se sentent compétents. Carpenter en sait quelque chose, parce qu’il se spécialise dans l’horreur et la science-fiction, deux genres dominants dans le cinéma populaire et deux genres responsables d’un nombre incalculable de tropes (figures visuelles, sonores ou narratives stéréotypées). 

À la sortie d’Halloween en 78, Carpenter ne se doutait probablement pas qu’il venait non seulement de donner naissance à l’une des franchises les plus payantes de l’histoire du cinéma, mais qu’il venait aussi de créer le canevas du Slasher. Canevas qui sera ensuite repris (et souvent aseptisé) par des dizaines de cinéastes.

Le guide du Slasher
À partir des définitions données par Cynthia A. Freeland et Carol J. Clover, on pourrait définir le slasher comme étant un sous-genre du cinéma d’horreur qui met en scène un tueur psychopathe, généralement masqué, qui tue à l’arme blanche des victimes qui, pour la plupart, sont des femmes jusqu’à ce que l’une d’elles le mette hors d’état de nuire ou qu’elle survive assez longtemps pour être sauvée. Le plus souvent, le tueur s’en prend à un groupe d’adolescent.es ou de jeunes adultes de la classe moyenne-aisée américaine. La plupart du temps, les premiers opus d’une franchise mettent en scène un assassin fou, c’est-à-dire une menace tangible et possible à éliminer alors que dans les opus suivants, afin de servir les trames narratives de plus en plus alambiquées, le tueur change et devient comme surnaturel et presque intuable. 

Même si la plupart des victimes des slashers sont des femmes, des personnages masculins sont parfois assassinés. Toutefois, s’ils le sont, c’est un peu par accident ou parce qu’ils ont commis une erreur alors que les femmes sont tuées précisément, parce qu’elles sont des femmes. Le modèle de la victime est assez archétypal : blonde, interchangeable, mais aussi et surtout, sexuellement active. En fait, non seulement la sexualité de la victime est admise dans le récit, mais en plus, très souvent, avant d’être poignardée à mort, elle est épiée par le tueur durant un rapport sexuel ou lorsqu’elle se dévêtit pour prendre sa douche par exemple.

De leur côté, au-delà d’une chevelure brune et d’une vigilance accrue, les final girls, c’est-à-dire celles qui résistent aux tueurs, se distinguent des victimes par leur absence de sexualité, voire par leur virginité. 

D’Hitchcock à Carpenter
Peeping Tom de Micahel Powell et Psycho d’Alfred Hitchcock sont considérés par plusieurs comme les précurseurs du genre. Les deux films des années 60 mettent en scène deux hommes ayant vécu un traumatisme infantile (comme Michael Myers, le tueur d’Halloween) qui assassinent une ou plusieurs femmes. Les deux long-métrages thématisent le voyeurisme, mais celui de Powell va plus loin en matérialisant cette idée de mort par le regard. En fait, son assassin est un caméraman qui tue des jeunes femmes à l’aide d’une lame qui sort du bout de sa caméra et filme leurs derniers instants. Il est un peu difficile de ne pas voir dans la lame qui sort de l’appareil un symbole phallique pénétrant…

Certain.es prétendent que The Texas Chain Saw Massacre de Tobe Hooper et Black Christmas de Bob Clark seraient les deux premiers vrais slashers. Mais la raison pour laquelle je refuse d’attribuer aux deux films de 1974 le titre de premiers du genre est simple : le slasher est une sous-branche du cinéma d’horreur qui obéit à une formule, et les paramètres de cette formule n’ont pas été établis par Clark et Hooper, mais bien par Carpenter (même si leur influence sur Halloween est indéniable). 

The Texas Chain Saw Massacre est un film à petit budget avec des acteurs et actrices non-professionnel.les qui n’a presque pas été présenté lors de sa sortie avant de l’être finalement en programme double avec un film érotique. À l’époque, c’était un mode de visionnement assez répandu, ce qui n’atténue en rien les rapprochements possibles entre sexualité et film d’épouvante. Toutefois, dans le long-métrage de Hooper, il y a peu, voire pas d’érotisme du tout, ce qui, tout comme l’absence d’une véritable final girl (elle n’est pas identifiable avant la poursuite finale), contribue à ne pas faire de Texas Chain Saw Massacre un slasher.

Black Christmas s’approche peut-être plus du genre. Déjà, bien qu’il ne soit pas masqué, on ne voit jamais le visage du tueur et ce dernier pénètre dans la sphère privée de jeunes femmes (une sororité) pour commettre ses meurtres. Le voyeurisme et la sexualité sont explicites et assumés. Mais le tueur n’attaque pas forcément à l’arme blanche et le rapport entre la sexualité et la survie n’est pas clairement établi. 

Halloween : résumé et contexte de production
Produit avec des moyens modestes (300 000$) et tourné en seulement dix jours, le film de John Carpenter co-écrit avec sa femme Debra Hill, Halloween, a remporté au box-office près de 60 millions. Il a été jusqu’à la moitié des années 90 le film indépendant le plus rentable de l’histoire du cinéma américain.

Attention, spoiler. Halloween raconte l’histoire de Michael Myers, un dangereux prisonnier, qui s’évade pendant un transfert. Il profite de sa fuite pour reprendre la route de sa ville natale, là où il a commis le meurtre de sa sœur des années plus tôt. Il se met alors aux trousses d’un groupe de gardiennes d’enfants dans le but de les tuer une à une. Laurie Strode est la seule encore en vie lorsque l’ancien psychiatre de Myers arrive sur les lieux des meurtres et fait feu sur lui. 

Male gaze parfait ou complètement raté ?
Le male gaze, c’est un concept théorisé par Laura Mulvey dont j’avais déjà parlé dans un article sur Le portrait de la jeune fille en feu. En gros, le male gaze réfère à une dynamique des pouvoirs articulée autour du regard que l’homme (le sujet) porte sur la femme (l’objet). Le terme est évidemment utilisé au cinéma, mais il l’est aussi en arts visuels et dans les médias en général. Il s’appuie sur des considérations psychanalytiques que je vais volontairement ignorer aujourd’hui, mais il est quand même important de garder en tête que le male gaze est intrinsèquement lié au voyeurisme. C’est aussi un concept qui commence à dater (années 70) et qui est souvent critiqué ou à tout de moins nuancé, mais qui demeure fondateur. 

Selon Mulvey, le public est toujours anticipé comme étant masculin et hétérosexuel. C’est donc selon les désirs de ce public-là que seraient orientés les regards de la caméra et du personnage (masculin central). Éventuellement, les trois instances (la caméra, le personnage et le public) en viendraient à se fondre les unes dans les autres.

À l’époque à laquelle Halloween a été tourné, la Steadicam, une caméra permettant les prises de vue subjectives stables, faisait son entrée dans l’industrie cinématographique. Enthousiaste, Carpenter a fait des vues subjectives un élément central de son film. C’est d’ailleurs comme ça que le film commence; dans la scène d’ouverture, on suit littéralement le tueur au sens où son regard et la caméra ne forment qu’une seule instance. Par les yeux de celui qu’on comprend être Michael Myers enfant, on voit sa sœur nue après un rapport sexuel, puis son meurtre. Cette scène marquera un trope important, voire central du slasher le « death by sex ». 

Si on suit la théorie de Laura Mulvey, l’identification du public (anticipé comme masculin et hétérosexuel) à Michael Myers ou à son regard du moins, devrait se faire facilement, parce qu’il n’y a que deux instances plutôt que trois. Mais on pourrait tout aussi bien plaider que l’identification à Myers est impossible, parce que le tueur n’a aucun trait de caractère (outre le fait d’être violent); Carpenter l’appelait même the shape et faisait référence à lui comme à une enveloppe charnelle vide.

Sexualité condamnée ou ode à la jeunesse ?
La première lecture qu’on peut faire d’Halloween a pour trame de fond le « death by sex ». Il s’agit de l’interprétation dominante dans la critique à ce sujet, et c’est aussi celle qui a été transmise par plusieurs franchises par la suite. Toutefois, dans les dernières années, une nouvelle interprétation scénaristique presque opposée à la première a vu le jour. Selon celle-ci, les filles assassinées représenteraient la nouvelle génération plus libertine et Michael Myers, la génération conservatrice oppressant la précédente. Dans cet ordre idée, la victoire de la final girl serait en fait la victoire de la jeune génération sur celle de ses parents. Toutefois, cette lecture-là met de côté un élément important : la final girl ne représente pas les valeurs des plus jeunes, alors sa victoire ne peut pas être la leur. On pourrait toujours considérer les opus suivants dans notre raisonnement et constater que Laurie Strode a maintenant une sexualité active, ce qui pourrait indiquer qu’une fois la menace éradiquée, elle se libère de ses chaînes et qu’elle vit son intimité comme elle l’entend. Mais cette hypothèse demeure fragile, parce qu’Halloween a été pensé comme un seul film; Carpenter était même frileux à l’idée qu’il y ait une suite. 

Les faiblesses de la nouvelle lecture ne font pas pour autant gagner la première, parce qu’elle aussi est lacunaire. Parce que si les scénaristes souhaitaient véhiculer des valeurs liées au conservatisme et à la chasteté, pourquoi montrer autant de nudité ? Montrer une chose, c’est la faire exister encore plus. 

Mais au final, que de mettre le death by sex comme élément central du film ait été ou non l’intention de Carpenter, reste que ce sera la lecture qui inspirera pratiquement toutes les franchises à venir. Ce sera l’héritage involontaire d’Halloween.

 

Source de l’image : Mediafilm

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