La maxime « Connais-toi toi-même » est une parole de sagesse que l’on retrouve dans plusieurs cultures de l’Antiquité et qui persiste encore dans nos sociétés. Or, nous prenons généralement cette phrase dans un sens si faible que son enjeu principal nous devient complètement caché. C’est cette signification profonde que je vais essayer de restaurer.
Par Émilien Côté, journaliste collaborateur
Quand nous abordons la connaissance de soi, deux questions se posent d’emblée. Qui sommes-nous? Et comment pouvons-nous nous connaître? La difficulté réside dans le dilemme suivant : comment devenir un objet de connaissance pour soi-même, puisque c’est le « soi-même » qui entreprend la recherche? Cela semble voué à un échec certain ; c’est comme si un détective cherchait le coupable d’un crime en ignorant qu’il est lui-même ce coupable. Il n’en finira jamais. Nous devons donc admettre que le « soi » ne peut pas être connu comme un objet extérieur à nous. Ainsi, notre enquête doit commencer par le rejet de tout ce qui est extérieur. Cela implique le rejet des disciplines qui prétendent nous dire ce qu’est l’humain : philosophie, psychologie, anthropologie, sociologie, théologie, elles doivent toutes y passer.
Une fois que les idées des autres ont été évacuées, nous devons rejeter nos propres croyances sur ce que nous sommes, avons été ou serons, car ces opinions sont aussi le résultat d’influences extérieures. Il ne faut donc pas se livrer à l’introspection pour espérer se connaître soi-même. L’introspection maintient une division entre le sujet qui pense et l’objet qui est pensé, ce qui enlève la possibilité d’une perception directe, immédiate, à la première personne. De plus, une analyse de ce genre est impossible à concilier avec les exigences du quotidien : « Pendant que je me livre à l’analyse, je n’agis pas : j’attends qu’elle soit finie, espérant ainsi agir bien ; et ainsi, l’analyse, c’est la négation de l’action » (Krishnamurti, 1975, p. 493). Que reste-t-il maintenant? Qu’avons-nous sous les yeux?
Le faux soi et la lecture de soi
L’irréalité du soi a été montrée depuis longtemps, au moins depuis David Hume en Occident. Pour une version contemporaine de son approche, nous pouvons regarder le philosophe Daniel Dennett, qui présente le soi comme centre de gravité. Pour dire simplement, de la même façon qu’un centre de gravité n’a aucune réalité concrète et, pourtant, sert d’hypothèse pour prédire le comportement des objets physiques, le soi est une identité fictive que nous attribuons aux autres et à nous-mêmes dans le but d’interpréter leurs comportements et les nôtres : « It turns out to be theoretically perspicuous to organize the interpretation around a central abstraction: each person has a self » (Dennett, 1992, p. 2). Le soi est une construction narrative, une fiction qui s’écrit à tout moment à chaque pensée, parole et action. Il est comme un livre dont nous sommes à la fois l’auteur.rice et le personnage principal.
Le bouddhisme enseigne bien cette irréalité du soi, et c’est pourquoi Thich Nhat Hanh, moine de la tradition zen, critique les psychothérapies occidentales, qui visent la construction d’un soi durable : « comme elles sont encore prisonnières de l’idée d’un soi, elles ne peuvent apporter que de petites transformations et qu’une légère guérison » (Hanh, 2014, p. 37). En effet, si le soi n’est qu’une image, on voit mal comment il serait profitable d’essayer de s’y réduire. Voilà ce que nous voyons : notre identité personnelle que nous pensions tellement solide repose en vérité sur du sable, parce qu’elle change à chaque moment sans que nous pussions identifier un noyau psychique qui résiste à ces changements. À proprement parler, nous ne sommes rien.
Ici, il faut savoir se regarder soi-même avec une transparence et une honnêteté complètes ; observer la totalité de notre vie mentale, sans angles morts, au moment même où elle se déploie. Cela veut dire concentrer notre attention sur le seul instant présent, et lire le livre que nous sommes au moment même où il s’écrit. Pour ce faire, une vigilance extraordinaire est requise. La plupart du temps, notre vie se déroule presque à notre insu. Nos pensées surgissent spontanément et nous dirigent de façon pratiquement inconsciente. Or, il est possible d’observer ce processus à l’œuvre, et ainsi de s’en dissocier. C’est cela la connaissance de soi : une perception totale qui nous permet de dépasser la narration illusoire de notre ego. D’où ces sages paroles de Marc Aurèle : « ceux qui ne suivent pas avec attention les mouvements de leur propre âme sont fatalement malheureux » (Pensées, II, VIII).
Le vrai soi et la liberté
Qui sommes-nous alors? Nous ne sommes pas le petit personnage que nous incarnons au quotidien, nous sommes la conscience qui le fait exister. Nous sommes l’esprit duquel émergent toutes nos expériences, le projecteur qui éclaire le théâtre de nos existences. L’écrivain Stephen Jourdain l’appelle notre essence spirituelle, acte de conscience pure sur lequel vient se construire notre personnalité individuelle : « Le moi pensant n’est qu’une mise en dérivation de notre essence spirituelle ; si vous préférez, une simple extension, sans réalité ni nécessité propres, de notre âme » (Jourdain, 2002, p. 14). La réalisation de cette identité fondamentale nous permet d’accéder à la liberté, qui est de pouvoir éliminer nos pensées, émotions et réactions négatives par l’observation consciente.
Si nous ne développons pas cet art de la lecture de soi, le livre continuera de s’écrire sans notre contrôle, et nous répèterons les mêmes mauvaises habitudes sans nous en rendre compte. Maintenant est le seul moment où il est possible de mettre fin à ce cycle. Si nous sentons réellement le besoin de changer, et que nous maintenons allumée la flamme de l’attention à chaque instant, nous verrons peut-être la Source de toute énergie, une lumière qui nous libèrera de nous-mêmes, celle à laquelle Platon fait allusion à la fin de l’Alcibiade : « Et alors en regardant dans cette lumière, vous vous verrez et connaîtrez vous-mêmes, ainsi que les biens qui vous sont propres » (Alcibiade, 134d).
Bibliographie
Dennett, D. The Self as a Center of Narrative Gravity. Paru dans Self and Consciousness: Multiple Perspectives. Psychology Press, 1992.
Hanh, T. H. (2014). Prendre soin de l’enfant intérieur : Faire la paix avec soi. Éditions Pocket.
Jourdain, S. (2002). Moi, l’évidence perdue. Éditions Accarias L’Originel.
Krishnamurti, J. (1975). L’éveil de l’intelligence. Éditions Stock.
Marc Aurèle. (1904). Pensées de Marc-Aurèle (trad. Auguste Couat). Éditions Féret.
Platon. (2011). Alcibiade (trad. Émile Chambry). Éditions CEC.
Crédits : Yvan LaFontaine (1989), Double solitude