Photo: Marion Desjardins / Llamaryon

La résilience des corps, ou une fuite vers soi

Avec La résilience des corps, l’auteure Marie-Ève Muller signe un premier roman bouleversant et angoissant, une œuvre voyant s’alterner deux narrateurs pour deux points de vue différents sur une relation, sur une incompréhension, sur une disparition. À travers Clara et Romain, le lecteur est invité à réfléchir sur la santé mentale et ces moments où tout dérape, à la maternité et au thème étonnement peu abordé de son refus, à l’amour que l’on croit donner et à celui que l’on se croit dû.

Impact Campus : À partir de quelle réflexion as-tu amorcé le travail sur La résilience des corps?

Marie-Ève Muller : Je ne crois pas que c’était une réflexion, en fait. Ma manière d’écrire part souvent d’une image. Moi, la première image qui m’est venue, c’est un moment qui se trouve à la fin du premier chapitre, c’est la chicane entre Clara et Romain. Je ne sais pas comment au juste, je marchais dans la rue, et la chicane a commencé à prendre forme. Je trouvais ça intéressant, cette espèce de tension entre les deux personnages, ce rapport de pouvoir qui se développe et qui m’a donné envie d’écrire pour voir jusqu’où cela pouvait me mener. Je n’avais pas l’intention d’écrire un roman à ce moment-là, mais peu à peu, j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de richesse et de complexité dans les personnages.

I.C. : La narration du roman voit s’alterner deux voix différentes [celles de Clara et Romain] et a beaucoup recours aux flashbacks (différents moments de la vie du couple, avant leur rencontre, au début de leur fréquentation, puis suite à la disparition qui met en branle le récit).

Comment as-tu développé le roman ? À partir d’une trame narrative plutôt linéaire que tu as ensuite fait éclater, ou ce plan a été conçu dès les origines ?

M.-È. M. : Je l’ai conçu comme ça à l’origine. Je ne l’ai pas écrit d’un bout à l’autre. Je savais comment le roman finirait avant de savoir comment il allait commencer. Ce sont des personnages aux antipodes : un homme très casé dans une vie assez standard et une femme qui a une vie atypique et une santé mentale atypique. Qu’est-ce qui a pu faire qu’ils se rencontrent ? On dirait que c’est quelque chose qui m’a pris du temps à comprendre. C’est donc en explorant comment, envers et contre tous, Romain continue de trouver quelque chose dans cette relation, et pourquoi Clara, voyant la relation devenir toxique, n’en sortait pas, souvent à l’aide de flashbacks, que j’ai pu comprendre cela. C’est certain que ça a nécessité de faire quelque fois une cartographie pour bien visualiser l’ordre logique et l’articulation de l’histoire, mais je crois que c’est une des forces du roman, cette alternance entre le présent et le passé, ces deux voix qui donnent de multiples perspectives sur la même situation.

I.C. : Le processus d’écriture du roman t’a pris combien de temps ?

M.-È. M. : Ça s’est échelonné sur plusieurs années, dont un trois mois plus intensif. Le roman a été écrit dans le cadre de ma maîtrise en recherche et création à l’Université Laval. J’ai toujours compris que j’avais besoin de prendre du temps pour écrire. J’ai eu une bourse de Première Ovation en 2012 qui m’a permis de prendre un trois mois où je me suis pas mal consacré à l’écriture pour un autre projet. Pour ma maîtrise, je me suis dit que je devais me redonner ce même cadre. J’ai donc pris le temps pour écrire un premier jet, j’avais environ les 50 premières pages d’écrites, mais rien qui se tenait, j’avais seulement en tête qui seraient les personnages, quels seraient les enjeux. Par la suite, j’ai pu travailler le texte plus en détail, faire du peaufinage, ajuster les voix pour qu’elles sonnent justes. Travailler à rendre les situations plus plausibles, à travers des recherches sur les personnes disparues et tout ça. Donc, finalement, entre la première ligne et maintenant, il y a peut-être huit ans, incluant un deux ans d’attente entre le moment où mon éditeur m’a annoncé qu’il avait retenu le livre et sa parution. Un deux ans où je n’ai pas fait grand- chose, mais pendant lequel le livre a pu mariner avant que j’y retouche finalement en novembre avec un regard neuf.

I.C. : Puisqu’il s’agit de ta première publication de cette ampleur, peux-tu me dire ce que tu as pensé du processus d’édition de La résilience des corps, la révision, l’inévitable réécriture ?

M.-È. M. : Puisque j’ai écrit le roman dans le cadre de ma maîtrise, j’avais déjà eu un regard d’édition sur le manuscrit, en étant accompagnée par des directeurs de maîtrise, dans mon cas, il s’agit de Neil Bissoondath et d’une codirectrice, Andrée Mercier. J’avais donc déjà eu deux lecteurs qui avaient lu avec des yeux d’éditeurs mon livre et avaient poussé mon travail d’écriture avant d’arriver à la maison d’édition. Donc, finalement, mon travail d’édition en a plutôt été un de peaufinage, sur le langage, pour bien séparer les voix des personnages. Pour moi, ça a donc été très facile, mais en amont, il y a eu énormément de travail.

I.C. : Qu’est-ce qui t’as intéressé dans la thématique de la santé mentale ? Autant le sujet en soi que son implication dans les relations interpersonnelles, amoureuses, familiales.

M.-È. M. : Je pense que le fait que Clara a des personnalités multiples est une façon de cristalliser toutes les personnes possibles que l’on a en soi. Je ne sais pas si ça t’est déjà arrivé de sentir de la colère, de te dire que tu serais prêt à tout briser, mais si on laissait cela passer, qu’est-ce qu’on deviendrait ? Est-ce qu’on pourrait aller plus loin ? D’utiliser un personnage qui ne le fait pas de façon aussi volontaire, mais plutôt de façon pathologique, je trouvais cela intéressant. Plus jeune, j’ai lu des ouvrages sur Billy Milligan [l’auteure nous a par la suite indiqué qu’il s’agissait de Les mille et une vies de Billy Milligan de Daniel Keyes] et des personnes à personnalités multiples, il y a quelque chose de franchement intrigant là-dedans et ça m’a donné le goût d’explorer le sujet.

I.C. : Est-ce que ton roman se voulait également une manière de réfléchir à notre façon, en tant que société, de réagir envers ces personnes qui ont des troubles de la personnalité ? Les soins que reçoit Clara à l’hôpital ne semblent pas adaptés à sa situation, sa famille montre des signes de tension par rapport à son état. Est-ce une critique de notre incompréhension ?

M.-È. M. : Je ne sais pas si c’est une critique ou si ça permettait plutôt de discuter de la santé mentale à travers un sujet qui est toujours tabou, soit le droit de refuser la maternité ou le droit de choisir pour soi-même sa vie. C’est une question quand même complexe et je ne suis pas certaine de l’avoir choisie. C’est un peu particulier à dire, mais c’est le personnage qui m’est venu en tête, je ne pense pas l’avoir choisi… Je pense que c’était surtout une possibilité créative plus qu’une prise de position.

Ce n’était pas un acte conscient, j’écrivais une histoire. Lorsque j’ai compris que tout dans la logique de l’histoire que j’étais en train d’écrire me disait que Clara était enceinte, je me suis dit «il faut qu’elle le garde». Pourquoi j’ai eu ce réflexe-là ? C’est un peu en fouillant là- dessus, puisque je n’avais jamais lu de roman sur l’avortement, je n’ai pas côtoyé de personnage dans toute ma vie de lectrice qui choisissait de ne pas être mère, que j’ai décidé d’explorer ce thème. J’en ai parlé avec des libraires, avec des profs d’université, finalement, j’ai consacré mon essai réflexif de maîtrise à ce sujet-là. Quand j’écrivais, je voulais seulement explorer les possibilités de ces personnages [Clara et Romain], explorer la dynamique de leur relation, ce qui fait que des fois on reste dans des situations qui sont inacceptables pour ne pas trop perdre et conserver les petits acquis que l’on a. J’aimais beaucoup cette tension- là : les deux personnages ont raison, mais c’est une question de valeur, une question de respect, aussi.

I.C. : Considères-tu que la santé mentale est assez ou peu traitée, bien ou mal traitée, également, en littérature québécoise ?

M.-È.M.: J’en ai lu un peu à ce sujet, sur la santé mentale, mais on dirait que c’est souvent abordé par le débordement. Par exemple, du Marie-Sissi Labrèche, où on est dans l’exagération. Peut-être que je l’ai traité avec un peu plus de pudeur, ou d’un point de vue un peu plus médical. N’étant pas atteinte moi-même de schizophrénie, je ne sais pas si ça me donnait une distance, ou plutôt un faux point de vue ? On me le dira ensuite, ça reste de la fiction.

I.C. : Est-ce que c’est pour cela que tu as décidé, pour mieux incarner le personnage de Clara, d’alterner les deux narrateurs ? Pour vivre, à la première personne, son mal-être, mais également comprendre le point de vue – ce qu’ils perçoivent, ce qu’ils comprennent – de ses proches ?

M.-È. M. : Oui. Pour voir, aussi, que c’est une personne qui est ancrée dans le réel, qui a une vie, qui a un quotidien. Elle peut entrer en relation et perdre des relations. Le point de vue de Romain permet de voir ce que c’est au quotidien, et ce que ça peut apporter de beau, aussi.

I.C. : Dernière question, pour terminer : est-ce que tu as déjà des projets d’écriture en chantier ?

M.-È. M. : Oui, étant donné que ce roman est terminé depuis longtemps, j’ai commencé un nouveau projet. Les premiers balbutiements, les personnages commencent à prendre forme, je vois un peu où ça s’en va. Il y a encore beaucoup de flou, il faut que je termine d’écrire pour avoir toutes les clés. Mais oui, j’ai commencé un nouveau projet, et ça va concerner une voisine qui aime espionner ses voisines. On change de sujet, on n’est pas dans la santé mentale du tout cette fois-ci, mais dans ce que l’on gagne dans la vie à observer les autres.

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