Qu’une partie de nous s’évanouisse : Un premier recueil pour Jessica Dufour

Publié aux Éditions de l’Écume, Qu’une partie de nous s’évanouisse est le premier recueil de l’artiste et poète multitâche Jessica Dufour. Elle y explore « la relation mère-fille, ses impossibilités et la violence banale qui s’y glissent au quotidien. En émerge une réflexion sur la construction de l’identité féminine, en opposition ou en continuité avec la génération précédente. Comment briser le cycle ? Que reste-t-il en nous de ces femmes qui nous précèdent ? Par l’écriture, l’autrice révèle les non-dits qui étouffent, évoque des souvenirs dans lesquels la “maison est un foyer ardent / où s’accumulent les cendres” ». Je me suis entretenue avec elle, à l’aube de son lancement, le 1er avril prochain. 

Par Frédérik Dompierre-Beaulieu (elle), cheffe de pupitre aux arts

Impact Campus : Avant la publication de ton recueil, tu as travaillé sur différents projets, notamment Dynamique des cours d’eauRouages et La rébellion des automates. As-tu l’impression que ces projets ont inspiré ton recueil ou t’y ont menée ?

Jessica Dufour : C’est sûr que tout ce que j’ai écrit avant, et tous les projets auxquels j’ai pensé avant finissent par imprégner ce projet d’écriture, puisqu’on ne part pas de zéro. On part toujours de ce qu’on a construit avant. Mon écriture s’est justement formée au fil de la pratique, comme ça fait environ une quinzaine d’années que j’écris de la poésie, mais à temps perdu ou par besoin. Ces projets-là, ce sont des projets où je m’étais dite que j’obtenais une bourse, je répondais à un appel de projets, j’avais vraiment un projet que je voulais publier, ou je voulais me professionnaliser. Ç’a été des belles occasions de le faire. Donc oui, c’est certain qu’ils ont tous été comme des petites pierres que j’ai posées et qui m’ont conduite à ça. Je te dirais que ça ne s’est pas fait en parallèle, mais presque, surtout La rébellion des automates. C’était un projet d’écriture entier, un peu comme ce nouveau recueil. Je les ai écrits à quelques mois d’intervalle. En fait, à l’Écume, j’ai soumis La rébellion des automates en premier, et il n’a pas été retenu, et heureusement! Il y avait du travail à faire, et même avec Qu’une partie de nous s’évanouisse il y avait du travail à faire aussi. Quand le premier n’a pas été retenu — parce que c’est ça aussi, la publication, de nombreux refus, il faut le mentionner —, il n’était pas perdu. On peut récupérer ces projets sous d’autres formes. Quand le Tremplin d’actualisation de poésie (TAP) m’a approchée pour faire ce qu’ils appellent une plaquette, c’est-à-dire un mini recueil, finalement de 14 pages, j’ai pris les meilleurs poèmes que j’avais et qui fitaient le plus dans La rébellion des automates pour faire ce mini recueil. C’est sûr que tout ça a un lien, c’est une démarche qui se construit au fil du temps.

I. C. : Comment ça se passe, généralement, quand tu décides de te lancer dans un nouveau projet ? En quoi consiste ta démarche de création ? Quelle fut-elle spécifiquement pour ce recueil ?

J. D. : Je pense que chaque projet est différent. Si on parle par exemple de Dynamique des cours d’eau, ça découlait surtout d’un appel de projets que j’avais vu, et même chose avec Rouages. Souvent, les textes que j’ai publié en revue étaient aussi par rapport à des appels de projets, donc il y a souvent une thématique, des contraintes ou quelque chose qui est lancé et on crée à partir de ça. Ç’a été la démarche pour ces projets-là. Par contre, un premier recueil c’est toujours personnel, ça part de soi, d’une sorte d’obsession d’écriture qu’on porte en soi depuis longtemps, et c’est vraiment le cas pour Qu’une partie de nous s’évanouisse. Je pense que si j’avais eu un seul recueil à publier dans ma vie, c’est celui-là. Évidemment, je vais avoir d’autres projets et je ne m’arrêterai pas là, je suis dans une démarche de professionnalisation, mais , pour l’instant, j’ai l’impression que ce que j’avais à dire est sorti. Je ne sais même pas si je vais me remettre à écrire dans les prochains mois, parce que cette phase-là est faite. On dirait que je ne suis pas prête à partir dans un autre projet, je veux exploiter celui-là au maximum, avec un spectacle que je prépare, entre autres. Il va se décliner de plusieurs manières, j’y ai travaillé 3 ans alors aussi bien le porter aussi loin que possible. C’est certain que la publication est un idéal que j’avais depuis longtemps. J’ai retrouvé des listes de souhaits que ma grand-mère me faisait faire, et la publication d’un recueil de poésie revenait souvent. C’est un aboutissement, et en même temps ça fait partie d’une démarche en arts littéraires. Je ne veux pas me limiter à l’écriture, je fais aussi de la photographie, j’ai touché un peu à Photoshop et au multimédia, j’entretiens des sites web à mon propre compte, à temps perdu, donc oui, c’est une démarche multi, en plusieurs déclinaisons.

I. C. : Justement, tu sembles particulièrement investir le genre de la poésie, qu’il soit question de recueil papier plus « traditionnel » ou de projets multidisciplinaires. Quelles sont tes influences, tes sources d’inspiration ?  Pourquoi ce genre littéraire ?

J. D. : C’est certain que ce qui m’inspire, c’est ce que je vois d’abord au quotidien. Au niveau de la poésie, je pense beaucoup avoir la posture de Laetitia Beaumel qui a été chargée de cours à l’université Laval. Je trouve qu’on connecte beaucoup sur cet aspect de la poésie qui est partout. Tantôt, je buvais un verre, la lumière se reflétait dans le verre et j’ai pris une photo. C’est ça la poésie pour moi, elle est partout et j’essaie de capter les instants, d’où l’intérêt pour la photographie. La poésie, pour reprendre les mots de Nana Quinn qui m’a accompagnée dans le projet, c’est un médium en soi. Mais je m’inspire aussi beaucoup de ce que je lis. Je consomme énormément de littérature québécoise en poésie, surtout depuis que je me suis inscrite au certificat en création littéraire, parce que je voulais avoir des références et voir ce qui se faisait. Au final, tu t’inscris quand même dans un paysage littéraire, il faut savoir ce qui se fait ailleurs, et pourquoi, comment. Ça fait partie de la démarche de s’inspirer de courants littéraires, des autres. Je m’inspire aussi beaucoup des micros ouverts, des soirées de littérature, de l’art littéraire, de tout ce qui sort de l’ordinaire. On parlait de la publication plus tôt, oui c’est une des finalités, mais ce n’est pas la seule. En ce moment, c’est tellement foisonnant à Québec et au Québec plus largement, que ce soit du côté du slam des micros ouverts, des soirées spectacle de poésie, etc. Il y en a pour tous les goûts, et ce foisonnement m’inspire. Vraiment, il y a du talent en poésie à Québec. Je suis une fan finie de ce qui se fait dans le milieu, que ce soit Spoken Word Québec qui arrive toujours à nous surprendre, le collectif Ramen, BDR, que ce soit underground ou institutionnel, j’essaie d’aller partout.

I. C. : Aimerais-tu explorer d’autres formes ou genres littéraires éventuellement ?

J. D. : Je pense que oui. C’est sûr que le roman, c’est souvent ce qui nous vient en tête, comme c’est un peu le genre littéraire par excellence, et il se vend bien, mais c’est quelque chose qui m’intimide beaucoup. J’ai eu des cours sur le roman avec Neil Bissoondath à l’université Laval, mais c’est plutôt la forme brève qui m’accroche et m’interpelle, parce que c’est un peu comme une photo, c’est plus instantané, et on passe à autre chose après. C’est certain qu’un recueil sur 3 ans ce n’est pas nécessairement de passer à autre chose après et même si mes poèmes sont petits, ça demeure un gros projet quand même. On dirait que la poésie me permet ça, cette instantanéité. Oui, je peux retravailler le poème, mais le projet de roman c’est un peu intimidant, c’est de longue haleine. Imagine, j’ai passé 3 ans sur environ 70 pages, avec peut-être une dizaine de vers par page ! Le récit m’intéresserait peut-être un peu plus, et il a même des projets jeunesse que j’avais commencés et laissés en plan. Donc oui, j’aimerais explorer autre chose éventuellement, mais la poésie reste mon genre de prédilection.

I. C. : Tu tends à explorer, avec ce recueil, l’identité au féminin ainsi que « les relations mère-fille, ses impossibilités et la violence banale qui s’y glissent au quotidien ». En quoi ces questions te sont-elles importantes, et que représentent/impliquent les filiations au féminin pour toi ?

J. D. : Grand sujet ! Une de mes obsessions d’ailleurs, et pas seulement pour l’écriture, mais dans la vie en général. En grandissant, je me suis posée beaucoup de questions à ce sujet, je me suis toujours demandée comment j’allais me définir par rapport à ma mère, à ma grand-mère, aux générations précédentes. Je porte malgré moi de la violence que ces personnes ont peut-être subi. Je ne connais pas tout de ces personnes non plus. Souvent, on arrive, on naît, et à partir de là on se crée un bagage de souvenirs et d’impressions. C’est notre vision de leur vie, mais tout ce qui a eu lieu avant nous, c’est un gros trou et on n’a pas toujours les outils pour le remplir. Ou, au contraire, ce sont des choses que les gens ont voulu laisser derrière eux. Je retourne vers le recueil, et ça a été un peu ça ma démarche, de remplir ces espèces de vides d’informations que je n’avais pas, mais dont je pouvais tirer des conclusions. Je pouvais un peu fabuler finalement, en créant mon identité : est-ce que je la crée en opposition, en continuité avec ces femmes-là de ma lignée, comment je deviens une femme à travers tout ça, avec ces modèles-là, ces anti-modèles qu’on a aussi parfois, si on ne veut pas leur ressembler et pourquoi, ce qu’on fait pour briser le cycle de la violence qui se transmet d’une génération à une autre, etc. C’est certain qu’elle finit par se diluer. Je parle de violence, mais c’est plus de toxicité dont il est question et dont je parle, car ce n’est pas une violence extrême. Ma démarche, c’est de comprendre comment je me suis construite à travers tout ça, ce que je porte en moi des autres, et ce que je voulais peut-être continuer de porter ou non, voire léguer aux générations futures. Il y a toujours cette question aussi, de ce que l’on garde. Au fil du temps et en écrivain ce recueil, j’ai beaucoup cheminé. Je me suis rendu compte qu’il y a beaucoup de force et de résilience. Comme quoi oui c’est possible de briser le cycle. La noirceur que je porte est moindre comparée aux générations précédentes, et ce serait probablement pareil si je décidais d’avoir des enfants, car il y a un effort de ne pas transmettre, un soin.

I. C. : As-tu l’impression que la forme un peu fragmentaire de la poésie te permet justement de rendre compte de cette démarche de restitution où le portrait n’est pas nécessairement complet ?

J. D. : Je ne m’étais pas penchée là-dessus, mais c’est un peu ça, c’est vrai. Il y a d’ailleurs un passage dans le livre qui est Mosaïque de souvenirs. Donc oui, c’est fragmentaire, mais c’est aussi narratif. Ça part d’un point A à un point B. C’est un peu comme une nouvelle finalement, c’est un petit bout d’histoire au sein d’une plus longue histoire générationnelle.

I. C. : As-tu toujours eu cet intérêt pour la filiation et la condition féminine plus largement ?

J. D. : Oui, quand même ! D’aussi loin que je me rappelle, je voulais être forte, être une femme forte, être égale aux hommes. Le féminisme m’a toujours un peu habitée. C’est certain que mon féminisme évolue. Au fil du temps, je me rends compte que je n’ai pas du tout le même rapport à l’identité féminine que quand j’avais 15 ans. Ce sont des étapes de vie complètement différentes, mais je réalise que les luttes qui ont eu lieu avant ma naissance ne sont pas si anciennes. Ce qu’on tenait pour acquis en étant plus jeunes et en se disant que ce sont des temps révolus, ce n’est pas tout à fait ça, et on le voit avec les luttes récentes. Donc oui, j’ai le désir de m’inscrire dans ce mouvement, avec ce projet-là en tout cas. Peut-être pas avec tous mes autres projets, mais il y avait un peu de ça dans Rouages aussi. C’est une thématique qui m’habite profondément moi en tant qu’humaine, mais aussi en tant qu’artiste. Et ça n’empêche pas qu’il y ait d’autres thèmes qui se côtoient, comme l’écologie, ou même le rapport à la mort et à la vieillesse. On peut toucher tellement de choses avec la féminité.

I. C. : Pour la couverture de ton recueil, tu as fait affaire avec l’artiste Noelle Wharton-Ayer. Qu’est-ce qui t’a plu chez elle ? Comment en êtes-vous venues à travailler ensemble ?

J. D. : Je suis sur le C.A. du Bureau des affaires poétiques depuis 2 ans, et dans le cadre des poèmes-affiches du mois de la poésie l’année dernière, il y avait entre autres Noelle, et j’ai trippé sur son style ! Je l’ai suivie sur Instagram, et quand j’ai vu qu’elle faisait du cyanotype, je me suis dite « je la veux pour mon recueil, c’est définitif ». On est beaucoup impliqué.es dans le processus d’édition à l’Écume, et Laetitia Beaumel m’a demandé s’il y avait un ou une artiste avec qui je préférais travailler. En plus, elle est née en Ontario. C’est aussi dans mon identité : je me considère beaucoup Canadienne, parce que justement j’erre d’est en ouest du Canada et que je passe environ la moitié de mon année dans l’ouest canadien.

I. C. : Ce samedi aura lieu, au YWCA, le lancement de ton recueil, évènement durant lequel tu feras la lecture d’extrait. Que représente ce lancement pour toi, au-delà de l’étape de la publication ?

J. D. : C’est un soupir, en fait, après 3 ans de travail. J’ai hâte, sans mauvais jeu de mots, de tourner ce chapitre, que ce soit une œuvre achevée et lancée dans l’univers, et surtout qu’elle entre en dialogue avec les autres aussi. J’ai déjà commencé à dialoguer avec des gens, et j’ai aussi commencé à travailler sur un spectacle d’arts littéraires et multi danse/violoncelle/rétroprojection. Je continue à travailler sur mon recueil et comme je disais, je veux la décliner de diverses façons, mais c’est la fin d’une étape avec ce grand projet. Avec la préparation du spectacle, j’ai soumis mon recueil à l’interprétation des gens avec qui je travaille. On a fait une première résidence d’exploration à l’automne grâce à Première Ovation et à la Maison pour la danse, et je continuais à ce moment-là à travailler le recueil qui n’était pas encore publié. Ça m’a beaucoup nourrie d’avoir leur point de vue. Le fait de passer mon recueil à travers leurs médiums, c’est des manières multiples de représenter la poésie, et à travers différentes expériences aussi. Tout le monde y apporte son propre regard, et c’est ça, en fait, le lancement : je boucle la boucle en le soumettant à l’interprétation des autres. J’ai fait une proposition qui est interprétable de multiples façons, et maintenant je suis curieuse de voir ce que les gens vont en tirer et comment on peut entrer en dialogue ensemble.

I. C. : As-tu des projets sur lesquels tu aimerais travailler prochainement, des plans pour le futur, ou quelque chose que tu aimerais un jour accomplir ? Comment envisages-tu la suite des choses ?

J. D. : J’espère que le livre va entrer en résonnance d’une certaine façon. J’espère aussi que ça va me permettre d’ouvrir des dialogues avec ma lignée de femmes, car ce livre contient beaucoup de non-dits. Ça a fait partie de la démarche de les libérer, toujours sous l’œil de la poésie. Je me souhaite d’être sereine, et je pense avoir atteint une certaine sérénité à travers ce projet. Je souhaite ça à ma lignée. Je pense qu’on est sur la bonne voie. Aussi, oui la reconnaissance c’est toujours plaisant, mais ce n’est pas l’ultime but pour la suite. Je veux continuer à évoluer comme poète et à rencontrer des personnes fabuleuses. Je me souhaite d’autres projets porteurs, même si actuellement c’est la fin d’une étape.

 

Crédits photo les Éditions de l’Écume

 

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