Fantôme blanc, polar noir

Question: Dès les premières pages de La constellation du Lynx, on constate votre aisance votre expérience d’écrivain. D’où vous vient votre goût pour l’écriture?

Réponse: Le premier déclic fut certainement le journalisme étudiant. Quand j’étais aux études, je voulais devenir biologiste ou ingénieur parce que je savais que c’était des professions, mais je ne pensais pas vraiment que l’on pouvait devenir journaliste professionnel. C’est le journalisme qui me permet aujourd’hui de garder un contact avec l’actualité, notamment grâce à mes chroniques au Devoir. En effet, quand tu travailles pendant quelques années à un roman, tu n’as pas de prise immédiate de l’actualité. C’est comme si tu t’exilais du monde. D’ailleurs, je me suis exilé physiquement parce que je suis allé vivre en Abitibi pour écrire ce roman. Mais, écrire une chronique chaque semaine me permettait d’avoir un pied dehors. J’ai toujours trouvé cet aspect de mon travail très important.

Q: Vous parlez d’un «roman», mais beaucoup le compare à un essai, à un roman historique ou encore à une thèse. Comment décrivez-vous ce livre?

R: Personnellement, je le vois comme un roman, point. Certainement pas comme un essai. En fait, je l’assume tout à fait comme un roman parce que ce qui me passionne est le pouvoir que j’ai de faire vivre des personnages. Ce n’est pas non plus un roman à thèse ni un roman historique. Je me sers du roman pour protester contre l’histoire officielle par rapport à la crise d’Octobre. À mon sens, La constellation du Lynx est avant tout une enquête. Il est construit à l’image d’un polar. Le personnage principal est hanté par un cadavre qui l’emmène à investiguer sur les événements de cette époque. Dès lors, mon pari était de trouver la vérité par la fiction. Par contre, je ne peux pas nier la dimension historique: il y a des liens très étroits avec la réalité, du moins ce qu’on en sait. Pour moi, la fiction peut être une alternative à cette version. Je crois ma version plus juste que celle qui nous a été transmise. C’est intéressant ce qui se passe en ce moment dans les médias. On y apprend plusieurs éléments inusités que j’ai découvert durant mon enquête, mais que d’autres journalistes avaient révélé dans les années 70. Par exemple que la police connaissait très bien les ravisseurs avant même que la crise ne débute. Ils auraient laissé volontairement celle-ci se prolonger. Je crois que dans les années à venir, cette thèse va devenir de plus en plus exacte. Autrement dit, la réalité va rejoindre ma fiction. Ce qui, il faut le dire, est assez intéressant quand même.  

Q: Pourquoi un roman sur Octobre 70?

R: Il y a plusieurs raisons. J’avais dix ans à l’époque, je n’ai donc pas beaucoup de souvenirs. C’est quand j’ai commencé à publier des livres, au début des années 90, que mon intérêt pour Octobre (la crise) m’est venu. Principalement par les rencontres avec certains des acteurs de ces événements comme Jacques Lanctôt, devenu éditeur, et Pierre Valière. J’avais l’impression qu’il restait une sorte de silence face à ce qui s’était passé, surtout par rapport à la mort de l’otage. De plus, la crise d’Octobre est un moment d’une grande importance politique dans l’histoire du Québec. Il y a beaucoup de gens qui le minimisent en disant que dans le fond, il n’y avait pas beaucoup de morts, mais d’une part, c’est le seul moment dans l’histoire du Canada où les libertés civiles ont été suspendues. D’autre part, c’était un moment charnière au Québec, qui était en proie à une grande effervescence politique et sociale. Octobre 70, c’est comme la fin brutale de la fête des années 60.

Q: Dans La constellation du Lynx, votre «avatar», Samuel Nihilo, est hanté par le fantôme de Paul Lavoie, l’otage rappelant Pierre Laporte. C’est ce dernier qui le pousse à enquêter sur les étranges circonstances menant à sa mort. Considérez-vous que vous avez rendu «service» à Pierre Laporte en essayant d’éclairer les événements qui ont conduit à son décès?

R: Au départ, mon projet n’a jamais été de réhabiliter la vie de l’homme politique. Dans les milieux de gauche et même chez les anciens militants felquistes, il y a encore la perception largement répandue que cet homme était une sorte de paria, que c’était un homme politique corrompu par son contact avec le milieu mafieux. C’est vrai, mais en même temps, je pense qu’un homme politique n’est ni meilleur ni pire que les autres. Il faisait la politique avec les moyens de son temps. Quand on regarde ce qui se passe actuellement sur la scène politique, on se demande si ce ne sont pas les seuls moyens.  Pour être honnête, je n’avais pas prévu développer une si grande sympathie avec cet homme. C’est arrivé, parce que j’ai été amené à m’approprier ce personnage. C’est un ancien journaliste du Devoir. C’est un homme qui a une famille à faire vivre. Dans le livre, le fantôme de Paul Lavoie vient hanter Samuel Nihilo, parce qu’il est comme dans une sorte de purgatoire de l’Histoire. Tant que sa mort ne sera pas racontée telle qu’elle s’est passée, il est emprisonné dans une sorte de flou historique, entre le rôle du saint et celui du salaud. En parlant d’un autre livre, j’ai déjà dit par provocation que Pierre Laporte est le héros de la crise d’Octobre parce que c’est l’homme sacrifié. Il a essayé de sauver sa peau, alors même que sa propre bande l’avait abandonné. Les gens n’ont pas voulu négocier pour le libérer. En d’autres termes, il était seul contre tous. À partir de ce point d’analyse, c’est une figure de héros méconnue qu’on voit émerger. J’ai essayé d’une certaine manière de montrer le côté humain et solide de ce que l’Histoire a retenu de Pierre Laporte.

Q: Vous dites souvent : «C’est mon histoire contre la leur». D’ailleurs, cette expression est reprise par un de vos personnages. On a l’impression que vous vous engagez dans un combat. Considérez-vous que c’est là votre devoir d’écrivain, de Québécois ou d’indépendantiste?

R: C’est plus large que ça. Ma réflexion sur tous ces événements dépasse le cadre strictement québécois. D’abord, une des grandes influences des kidnappeurs était ce qui se déroulait à la même époque dans des pays d’Amérique latine comme l’Uruguay, le Brésil ou l’Argentine. Il y avait des groupes rebelles un peu comme eux qui échangeaient des diplomates contre des prisonniers politiques. Cela fonctionnait assez bien là-bas. Ils se sont donc demandé: pourquoi pas ici? Bien sûr, ils se sont frappés à un mur. Il ressort de cela que ce type de revendications est un phénomène courant dans l’Histoire et qu’elles ne sont pas uniquement québécoises, mais universelles. Cela démontre donc que La constellation du Lynx dépasse le cadre strictement québécois.  Néanmoins, je ne dis pas que toutes prises d’otage par des révolutionnaires ou attentats terroristes sont des coups montés. Ce que je démontre avec ce roman, c’est la manipulation de l’opinion faite à partir de ce genre d’événements. J’ai l’impression qu’il y a un côté fabriqué de la crise d’Octobre permettant d’inonder la population de manchettes alarmistes et terrorisantes. Je pense que cela dépasse le contexte québécois dans le sens où ça soulève la question de nos relations avec les services policiers et l’État.

Q: On parle souvent des dix années que vous avez prises pour écrire ce roman, du temps et de l’énergie investis dans ce projet, mais on parle peu des dix prochaines années où vous allez devoir le «porter»,et le défendre. Avez-vous des craintes? Ne risque-t-on pas, par exemple, de s’attaquer à la véracité des théories que vous y soulevez?

R: Vous soulevez un bon point. Je me suis effectivement posé la question à de nombreuses reprises. D’une part, il y a comme un acte de foi dans tout ça. Je crois véritablement que ma version est proche de ce qui s’est réellement passé. D’autre part, l’écrivain en moi  ose espérer que l’histoire que je raconte, par son efficacité dramatique et littéraire, survive à la controverse par rapport à la crise. Néanmoins, c’est vrai qu’en donnant une interprétation personnelle, je mets ma tête sur le biveau. Est-ce que dans dix ans, quelqu’un pourra arriver et dire qu’il n’y a jamais eu de manipulation? Peut-être, mais cela ne m’inquiète pas vraiment. Je pense que le livre peut se tenir en lui-même. De plus, personne n’arrivera jamais à prouver que les manipulations policières n’ont pas existé ou le contraire. Une telle preuve est impossible à avoir. C’est vrai qu’il y a un risque. En même temps, c’est un livre avec une prétention littéraire avant tout. Un Français, né en 1980, peut le lire comme une fiction. Seulement, il y a le fait que j’avais des contraintes historiques et que je ne pouvais pas les oublier. Je n’ai pas voulu me cacher sous la fiction en disant, par exemple, que toute ressemblance à la réalité est fortuite. À un moment donné, je me suis senti crucifié à l’Histoire. Je n’avais pas le droit de dire n’importe quoi.  

Q: En terminant, est-ce que des étudiants devraient y lire un message ?

R: Un des moteurs pour ce livre était de savoir comment des jeunes de vingt ans sont allés jusqu’à pendre des mitraillettes et à enlever un ministre pour exprimer leurs convictions politiques. C’est une des raisons pour laquelle j’ai écrit ce livre: comprendre cette révolte. J’en suis arrivé à la conclusion que prendre les armes est rarement un bon moyen pour se faire entendre, la violence sert toujours le pouvoir. Passer à la violence, c’est souvent un aveu de défaite. Quand, par exemple, dans une manifestation, il y a des agents provocateurs, les policiers sont contents parce qu’ils peuvent justifier la répression. Autrement, j’encourage par ce livre l’esprit critique: il faut toujours se questionner face à des événements comme ceux-là. On ne doit pas accepter les vérités qu’on nous sert comme des paroles d’évangile.  

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