C’est suffisant, non?

Plongeons en 1963, lors de la sortie de Mépris, le film de Jean-Luc Godard qui contient le mythique dialogue de Brigitte Bardot avec Michel Piccoli:
«- Tu vois mon derrière dans la glace?
– Oui
– Tu les trouves jolies mes fesses? 
– Oui, très.»

Lors de la sortie du film, disais-je avant de m’interrompre avec une réplique culte, un journaliste français interrogeait Jean-Luc Godard:
«Le journaliste: Vous avez tourné avec Brigitte Bardot, c’était la première fois. Est-ce que vous avez été content de cette confrontation entre vous, le metteur en scène de la Nouvelle Vague, et Brigitte Bardot qui est l’élément le plus extraordinaire de notre cinéma?
Godard: Heu… Oui, oui. Elle avait fait un bon film autrefois; Et Dieu créa la femme, ça lui a donné l’occasion d’en faire un deuxième.
Le journaliste: Je crois que vous avez dit vous-même que ce film était très différent de vos précédents.
Godard: Oui… Oui et non. Je pensais ça au départ, finalement, tout se ressemble et tout diffère toujours.
Le journaliste: S’il y a une différence, en quoi est cette différence?
Godard: Et ben, il a coûté plus cher.»

Hilarant, non? Le pire c’est que Godard répond avec une voix tellement blasée qu’on ne peut que penser qu’il doit se bidonner intérieurement, pendant que le journaliste rame pour rattraper une entrevue qui lui échappe complètement.

Quand j’ai entendu cette entrevue pour la première fois, j’ai ri à profusion avant de sentir poindre de la compassion pour ce pauvre journaliste qui ne sait pas comment se sortir du pétrin. C’est qu’il m’est arrivé une histoire un petit peu similaire.

En avril dernier, lors du Salon du livre de Québec, j’ai interviewé pour la radio CHYZ 94,3 de nombreux auteurs parmi lesquels Stanley Péan, Yasmina Khadra, Patrick Chamoiseau, Frankétienne, Brina Svit…

Parce que je comptais faire du montage dans ces entrevues, je demandais toujours aux auteurs de se présenter eux-mêmes au micro, afin que je puisse, si besoin est, ne garder que la voix des invités et qu’on comprenne tout de même qui parle. Tous les auteurs se sont livrés à cet exercice dans la simplicité la plus totale.

Puis est venu le temps de rencontrer Andreï Makine, auteur russe qui a obtenu l’asile politique en France, en 1987, et le prix Goncourt, en 1995, pour son roman Le testament français. Andreï Makine est impressionnant. C’est un homme grand – près de deux mètres – qui s’exprime d’une voix très grave teintée d’un fort accent russe. Quand je l’ai rencontré, il était vêtu à la dandy: costume gris anthracite et lavallière bleue.

Je lui demande s’il accepte de se présenter au micro, pour les raisons que je vous ai expliquées plus haut. Il accepte. Je lance l’enregistrement. «Bonjour Monsieur, pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît?». Il répond: «Andreï Makine», de son énorme voix. Il laisse passer quelques secondes. Je suis surpris qu’il ne rajoute rien, tous les auteurs ont donné leur nom et le titre de quelques ouvrages, ou simplement mentionné qu’ils étaient écrivains. Mais là, «Andreï Makine», et puis… rien?

Il a dû lire la surprise sur mon visage car quelques secondes plus tard, il a ajouté ces quelques mots : «C’est suffisant, non?»

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